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La Cour suprême du Canada déclare qu’il y a eu violation de droits issus d’un traité, mais estime que la revendication territoriale et la réclamation en dommages-intérêts est prescrite

Le 12 avril 2024, la Cour suprême du Canada a jugé que la revendication fondée sur les droits fonciers issus de traités de la Blood Tribe visant à obtenir des terres de réserve supplémentaires et des dommages-intérêts était prescrite par la Limitations of Actions Act de l’Alberta, mais qu’un jugement déclaratoire était toujours justifié pour encourager les efforts de réconciliation et atteindre d’autres objectifs. S’exprimant au nom de la Cour à l’unanimité dans l’affaire Shot Both Sides c. Canada (2024 CSC 12), la juge O’Bonsawin a rendu un jugement déclaratoire selon lequel la Blood Tribe requérante avait été privée de 162,5 milles carrés de terres de réserve en vertu du Traité no 7, et que cet écart constituait une violation déshonorante des droits issus du Traité par la Couronne. Bien qu’il reste à voir comment le gouvernement fédéral réagira à ce jugement, la décision apporte des éclaircissements importants sur certaines questions de prescription et sur la possibilité d’obtenir un jugement déclaratoire même lorsque les demandes sont prescrites.

Contexte et historique de la procédure

Le présent litige portait sur les dispositions relatives aux droits fonciers issus du Traité no 7, qui couvre environ 130 000 kilomètres carrés (50 000 miles carrés) dans le sud de l’Alberta. Ce traité a été signé le 22 septembre 1877 et chaque Première nation signataire s’est vu accorder une réserve, dont la taille a été fixée par les dispositions du traité à « un mille carré pour chaque famille de cinq personnes, ou dans une telle proportion pour des familles plus ou moins nombreuses » [les droits fonciers issus du traité (« DFIT »)][1]. Des préoccupations concernant la taille (et l’emplacement exact) de la réserve de la Blood Tribe ont été exprimées en 1888, mais n’ont pas donné lieu à un litige. Des recherches menées entre 1969 et 1971 ont montré que les limites de la réserve ne correspondaient pas aux limites que la réserve devait avoir conformément aux dispositions du traité. Des négociations ont été entamées en 1976, mais n’ont pas permis de résoudre le problème. En 1980, la Blood Tribe a intenté une action à la Cour fédérale alléguant des manquements à l’obligation fiduciaire, la dissimulation frauduleuse, la négligence et la violation du traité (qualifié de contrat dans cette action); la demande a été modifiée en 1999 pour inclure (entre autres) une demande constitutionnelle conformément au paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Cette action a été mise en suspens dans l’attente d’un examen fait au titre de la Politique sur les revendications particulières du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, qui n’a finalement pas permis de résoudre les problèmes. La plainte a été réactivée et entendue par phases en 2016 et 2018, et une décision de la Cour fédérale a été publiée en 2019.

La Cour fédérale (dans 2019 CF 789) a estimé que le nombre de membres de la Blood Tribe au moment de la signature du Traité n° 7 avait été sous-estimé, et que la taille de la réserve aurait donc dû être plus importante, plus précisément de 162,5 miles carrés. La Cour a conclu que ce comportement aurait pu être découvert en 1971, mais que le délai de prescription applicable ne commençait à courir qu’en 1982, avec l’entrée en vigueur du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Cette décision (en particulier la question de savoir quand le délai de prescription a commencé à courir) a été portée en appel à la Cour d’appel fédérale, qui a jugé (dans 2022 CAF 20) que la revendication était prescrite avant 1982, comme l’indique cet article de blogue publié précédemment (en anglais seulement).

Question liée à la prescription

En appel à la Cour suprême, la Blood Tribe a fait valoir que ses revendications fondées sur le traité ne pouvaient donner lieu à une action avant 1982, date à laquelle le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 est entré en vigueur. Par conséquent, la Blood Tribe a soutenu que sa demande n’est pas prescrite, car le délai de prescription n’a commencé à courir qu’à partir de 1982.

La Cour n’a pas été d’accord, estimant que la revendication fondée sur le traité pouvait faire l’objet d’une action et qu’il existait d’autres recours avant l’entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1982 et que le paragraphe 35(1) ne modifiait pas le début du délai de prescription applicable. La Cour a estimé que « [l]es droits issus des traités découlent des traités, et non de la Constitution » et que l’adoption du paragraphe 35(1) ne créait pas de causes d’action pour la violation des droits issus des traités mais accordait aux droits existants une protection constitutionnelle[2]. En fin de compte, les traités « créent et incarnent des obligations exécutoires sur la base du consentement mutuel des parties » et sont exécutoires à partir de la date d’exécution[3].

En l’espèce, toutes les parties ont convenu que la demande pouvait être découverte en 1971. La demande n’ayant été introduite qu’en 1980, et conformément au délai de prescription de six ans alors applicable en Alberta, la Cour a estimé que la demande de la Blood Tribe était prescrite.

La Cour a observé qu’elle n’examinait pas la question de l’applicabilité constitutionnelle de la législation en matière de prescription à l’égard des revendications de droits issus de traités (ou de droits ancestraux), qui n’a pas été soulevée par les parties mais par plusieurs intervenants. Cette question fera probablement l’objet de litiges ultérieurs.

Jugement déclaratoire

Bien que la Cour ait conclu que la revendication fondée sur le traité était prescrite, elle a estimé qu’un jugement déclaratoire était justifié « compte tenu de la durée et de l’ampleur de la conduite déshonorante de la Couronne envers la Blood Tribe »[4]. La Cour a déclaré que le Canada, ayant fourni à la Blood Tribe moins de terres de réserve que ce à quoi elle avait droit, avait « violé de façon déshonorante les dispositions du Traité no 7 concernant les droits fonciers issus de traités »[5].

En faisant ces déclarations, la Cour a confirmé que la législation sur la prescription ne peut pas empêcher les tribunaux d’émettre des déclarations sur la constitutionnalité de la conduite de la Couronne si les conditions d’un jugement sont remplies. Un simple jugement déclaratoire n’accorde pas de mesure de redressement en conséquence ou coercitive, mais établit les paramètres d’une situation juridique ou de la relation juridique entre les parties. Un jugement déclaratoire est une réparation discrétionnaire, mais la jurisprudence indique clairement qu’il ne convient pas de rendre de jugements déclaratoires lorsque cela n’est d’aucune utilité pratique.

En l’espèce, la Cour a estimé qu’il y aurait une utilité pratique, car la violation du Traité n° 7 par la Couronne se poursuit et qu’une déclaration de la conduite déshonorante de la Couronne pourrait favoriser la réconciliation. La Cour a observé que la Couronne s’est opposée au jugement déclaratoire sollicité par la Blood Tribe à presque tous les stades du litige et n’a admis la violation des DFIT que dans les observations présentées à la Cour suprême du Canada (où elle a également admis qu’un jugement déclaratoire pourrait être approprié). La Cour a estimé que « cette concession, faite à la toute fin du présent litige »[6] ne devrait pas empêcher la Cour de rendre un jugement déclaratoire, qui « remplira la fonction importante de préciser les DFIT de la Blood Tribe, d’identifier la conduite déshonorante de la Couronne, de contribuer aux efforts futurs de réconciliation, et d’aider à rétablir l’honneur de la Couronne »[7].

Conclusion

Le présent jugement précise que les revendications de droits ancestraux et issus de traités pouvaient faire l’objet d’une action avant 1982 et que l’adoption de l’article 35 n’a pas eu d’incidence sur le début des délais de prescription pour ces revendications. Le jugement interdit en fin de compte à la Blood Tribe de recouvrer des dommages-intérêts et des terres par la voie judiciaire, ce qui renvoie la question à la table des négociations entre les parties. Il reste à voir si le présent jugement déclaratoire permettra d’atteindre les objectifs fixés par la Cour suprême, mais il est clair que la Cour a jugé utile de rendre ce jugement déclaratoire particulier et que l’incertitude quant à la réussite des efforts de réconciliation n’a pas, selon elle, diminué son utilité.

 

 

[1] Voir Shot Both Sides c. Canada, 2024 CSC 12, par. 2.

[2] Ibid., aux par. 32 (invoquant Canada c. Jim Shot Both Sides, 2022 CAF 20, par. 205) et 53.

[3] Shot Both Sides c. Canada, 2024 CSC 12, par. 40.

[4] Ibid., au par. 5.

[5] Ibid., au par. 83.

[6] Ibid., au par. 81.

[7] Ibid., au par. 82.

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