Importants enseignements de la Cour suprême concernant le devoir de loyauté et la compensation contractuelle des administrateurs et dirigeants
Intérêt de la décision et principaux enseignements
Dans une décision récente d’intérêt en droit corporatif et contractuel, Ponce c. Société d'investissements Rhéaume ltée, 2023 CSC 25, la Cour suprême du Canada se penche sur l’étendue des obligations de loyauté, de renseignement et de bonne foi pouvant parfois s’imposeraux présidents de sociétés par actions, tant en vertu du Code civil du Québec que de la Loi canadienne sur les sociétés par actions et de la common law, dans le contexte particulier d’une relation contractuelle liant les présidents aux actionnaires de la société.
La Cour souligne d’abord l’existence d’une distinction fondamentale entre :
- l’obligation de loyauté fiduciaire ou « maximaliste » des présidents, laquelle est propre à la relation entre ces derniers et la société (comme entité juridique distincte de ses actionnaires) et impose généralement aux présidents de subordonner leurs décisions aux intérêts de la société; et
- l’obligation de loyauté « contractuelle », qui en droit civil québécois – notamment par le truchement du Code civil du Québec – peut implicitement imposer aux présidents de « prendre en considération » les intérêts de leurs cocontractants directs, incluant le cas échant les actionnaires de la société, et ce, même en l’absence de quelque obligation contractuelle explicite en ce sens.
En l’espèce, sur la base de cette distinction et de la preuve administrée en première instance, la Cour conclut que les présidents de trois sociétés québécoises constituées sous la Loi canadienne sur les sociétés par actions n’ont aucune obligation de loyauté fiduciaire ou « maximaliste » face aux actionnaires. Ils ont néanmoins des obligations implicites de loyauté « contractuelle », de renseignement et de bonne foi leur imposant, à la fois, (i) de maximiser la valeur des actions des actionnaires dans la perspective de leur vente éventuelle et (ii) d’informer les actionnaires de l’intérêt manifesté par un tiers pour acheter ces actions. Ayant manqué à ces obligations, les présidents sont condamnés à payer plus de 11 millions de dollars aux actionnaires en raison des profits perdus par ces derniers suite à la vente de leurs actions.
Plus généralement, la Cour rappelle que, dans le contexte du droit civil québécois, les obligations des présidents, à l’instar de tout cocontractant, peuvent s’étendre non seulement à ce qui est spécifiquement stipulé au contrat prévoyant leurs rôles et responsabilités, mais aussi pour tout ce qui découle de la nature de ce contrat et suivant les usages, l’équité ou la loi (art. 1434 C.c.Q.), ainsi qu’en vertu de leur obligation générale de bonne foi (art. 1375 C.c.Q.).
Ce faisant, la décision Ponce est notamment pertinente à la rédaction d’ententes prévoyant les rôles et responsabilités des présidents, dans le cas présent une « convention de rémunération incitative » (ci-après « Entente »).
La Cour se prononce également sur les remèdes disponibles lorsqu’une partie contractante, dont des présidents, enfreint ses obligations de loyauté, de renseignement et de bonne foi. La Cour confirme la possibilité pour la partie lésée de parfois demander la « restitution des profits » engendrés par la partie fautive en lieu de dommages-intérêts compensatoires.
Contexte factuel
Dans cette affaire, les actionnaires majoritaires (ci-après « Actionnaires ») de trois sociétés québécoises du Groupe Excellence (ci-après « Groupe »), constituées sous la Loi canadienne sur les sociétés par actions et œuvrant dans le secteur des assurances, poursuivent les deux administrateurs et présidents du Groupe (ci-après « Présidents ») pour manquement à leurs obligations de loyauté, de renseignement et de bonne foi en lien avec la vente de leurs actions.
Les événements à la source du litige débutent en 2002 lorsque les Présidents concluent directement avec les Actionnaires l’Entente. Essentiellement, l’Entente, qui ne comprend que huit clauses et est d’une durée initiale de cinq ans, établit certaines formes de rémunération incitative pour les Présidents advenant une vente des actions des Actionnaires, laquelle s’ajoutera à la rémunération que les Présidents obtiennent en tant qu’administrateurs des sociétés du Groupe.
Fait notable aux fins de la décision de la Cour, l’Entente n’inclut par ailleurs aucune obligation contractuelle explicite incombant aux Présidents face aux Actionnaires préalablement à la vente de leurs actions. De prime abord, les obligations contractuelles explicites des Présidents sont ainsi face aux sociétés du Groupe uniquement.
En 2005, un tiers, Industrielle Alliance, Assurance et services financiers inc. (ci-après « IA »), informe les Présidents de son intérêt d’acquérir le Groupe. Plutôt que d’en informer les Actionnaires, les Présidents entretiennent conformément au libellé explicite de l’Entente certaines discussions avec IA et concluent à cette fin un engagement de confidentialité qui empêche IA de discuter directement avec les Actionnaires d’une acquisition potentielle du Groupe.
Dans les mois qui suivent, ignorant qu’IA a un intérêt d’acquérir le Groupe, les Actionnaires vendent leurs actions aux Présidents qui touchent leur rémunération incitative prévue à l’Entente. Or, peu de temps après, les Présidents revendent ces actions à IA à un prix d’environ 24 M $ plus élevé que celui payé aux Actionnaires. C’est à travers un communiqué de presse que les Actionnaires apprennent l’existence de cette transaction. À ce moment, les Actionnaires décident d’entreprendre des procédures judiciaires contre les Présidents pour récupérer le profit, totalisant 24 M $, dont ils ont selon eux été privés par le défaut des Présidents de les aviser en temps opportun de l’intérêt de IA dans l’acquisition du Groupe.
Analyse détaillée de la décision de la Cour suprême du Canada
La Cour suprême est confrontée à deux enjeux juridiques centraux. D’abord, le fait que les Présidents n’aient pas informé les Actionnaires de l’intérêt d’IA à acquérir le Groupe constituait-il un manquement à leurs devoirs de loyauté, de renseignement et/ou de bonne foi, même en l’absence de quelque obligation contractuelle explicite en ce sens dans l’Entente?
Ensuite, advenant que les Présidents soient tenus responsables d’un tel manquement, quel est le remède applicable afin d’indemniser adéquatement les Actionnaires?
Obligations des Présidents dans leur relation avec les Actionnaires
En ce qui concerne la première question, la Cour divise son analyse en quatre (4) fondements juridiques distincts pouvant potentiellement donner naissance en droit civil québécois aux devoirs de loyauté et de renseignement d’un président d’une société par actions.
Comme dans la décision de la Cour, chacun de ses fondements potentiels sera ici traité de manière distincte.
- Obligation de loyauté fiduciaire ou « maximaliste » incombant aux présidents comme mandataires ou administrateurs du bien d’autrui
La Cour suprême rejette rapidement l'idée d'imposer aux Présidents une obligation de loyauté fiduciaire ou « maximaliste » consistant à mettre les intérêts des Actionnaires au-dessus des leurs.
À cet égard, la Cour fait dès le départ une distinction fondamentale entre deux types de loyauté pouvant s’appliquer aux présidents : la loyauté « maximaliste » dans l'exercice d'un pouvoir, laquelle doit être exercée dans l'intérêt exclusif de la société ou dans le but pour lequel ce pouvoir a été conféré; et la loyauté « contractuelle », basée sur la bonne foi et nécessitant une « prise en compte » des intérêts de l'autre partie contractante.
En l’espèce, la Cour conclut que les Présidents n'ont aucune obligation de loyauté « fiduciaire » d'utiliser leurs pouvoirs dans l’intérêt des Actionnaires, dont ils ne sont ni les mandataires, ni les administrateurs du bien d’autrui. Leur obligation de loyauté fiduciaire ou « maximaliste » existe uniquement à l’égard des sociétés du Groupe comme entités juridiques distinctes de leurs actionnaires.
- Obligation extracontractuelle de renseignement basée sur les principes de bonne foi
Pour justifier leurs actions, les Présidents prétendent que leurs comportements doivent être jugés sur une base extracontractuelle seulement, au motif que l’Entente ne serait pas applicable aux faits en litige et qu’aucun autre contrat avec les Actionnaires n’a été formé. Bien que les Présidents reconnaissent qu’un certain devoir de renseignement devrait les guider même dans un contexte extracontractuel, les Présidents soumettent que ce devoir n’exigeait pas ici de divulguer l’intérêt d’IA aux Actionnaires.
Là encore, la Cour rejette rapidement en l’espèce ce deuxième fondement potentiel de l’obligation de renseignement des présidents, jugeant que les arguments basés sur la responsabilité extracontractuelle n’ont qu’une portée théorique. En effet, selon la Cour, l’Entente s’applique aux Présidents et aux faits en litige, même en l’absence d’une obligation contractuelle de renseignement explicite.
- Obligations contractuelles implicites de renseignement contenues à l’Entente
Ce troisième fondement potentiel de l’obligation de renseignement des présidents constitue le cœur de la décision de la Cour.
Selon les Présidents, puisque l’Entente ne prévoit aucune obligation contractuelle explicite d’informer les Actionnaires de l’intérêt d’IA ni d’autre obligation préalable à la vente de leurs actions, ils ne peuvent être tenus responsables d’une faute contractuelle à cet égard. Qualifiant plutôt l’Entente de simple « entente de rémunération », les Présidents prétendent que celle-ci ne saurait donner lieu à leur responsabilité contractuelle.
Après avoir analysé le paradigme contractuel en place entre les parties à la lumière de la preuve administrée en première instance, la Cour rejette cet argument des Présidents au motif que l’Entente contenait, néanmoins, une obligation contractuelle implicite d’information. L’Entente est définie par la Cour comme étant la pierre angulaire de la relation entre les Présidents et les Actionnaires. L’Entente établissant les bases d’une relation de confiance entre les parties, celle-ci liait les parties non seulement pour ce qui était spécifiquement exprimé, mais aussi pour tout ce qui en découlait d’après sa nature et suivant les usages, l’équité ou la loi (art. 1434 C.c.Q.).
Selon la Cour, l’Entente constitue un accord à long terme qui formalise une relation d’affaires mutuellement avantageuse entre les Présidents et les Actionnaires. Elle commande ainsi une loyauté contractuelle implicite de « tenir compte » des intérêts de l'autre partie contractante, laquelle obligation va au-delà du libellé explicite de l’Entente.
Sur cette base d’obligation implicite, la Cour conclut que les Présidents étaient ici tenus, à la fois, de maximiser la valeur des actions du Groupe et d’informer les Actionnaires de tous faits leur permettant d'évaluer les profits susceptibles d’être engendrés suivant la vente de leurs actions.
- Obligation d’exécuter l’Entente conformément à la bonne foi
Enfin, la Cour conclut également que les exigences de la bonne foi dans l’exécution de l’Entente emportaient pour les Présidents un devoir supplémentaire et indépendant, fondée sur l’obligation générale de bonne foi (art. 1375 C.c.Q.), d’informer les Actionnaires de l’intérêt de IA.
À cet égard, la Cour rappelle que la bonne foi est une obligation d’ordre public qui est incluse dans tout contrat en droit civil québécois. Par ailleurs, contrairement à la loyauté « maximaliste » découlant de l’exercice de pouvoirs de nature « fiduciaire », la bonne foi impose à toute partie contractante d’agir avec loyauté en tenant compte, dans les limites du comportement raisonnable, des intérêts de son cocontractant.
En l’espèce, les Présidents avaient donc, dans cette même limite, l’obligation de tenir compte des intérêts des Actionnaires dans l’exécution de l’Entente et de les informer de l’intérêt d’IA, et ce, indépendamment de l’absence dans l’Entente d’une obligation explicite de renseignement.
Le remède applicable
En ce qui concerne le remède approprié, la Cour note d’emblée que la jurisprudence en droit civil québécois ne permet généralement pas la restitution des profits de la partie fautive en cas de simple manquement à l’obligation de bonne foi. En effet, les dommages-intérêts sont destinés à compenser la victime pour les préjudices subis par elle directement.
Toutefois, la Cour précise que la violation des obligations de bonne foi empêche parfois la partie lésée de démontrer son préjudice subi. Dans un tel cas, il peut être approprié pour le tribunal de présumer que le préjudice équivaut aux profits obtenus par la partie fautive et donc de condamner cette dernière à indemniser la victime pour ce montant.
En l'espèce, les Présidents n'ayant pas été en mesure de renverser cette présomption, la Cour conclut que les Actionnaires ont droit aux profits générés par les Présidents, soit la différence entre le montant du prix de vente reçu par les Présidents lors de leur revente des actions à IA et celui payé aux Actionnaires lors de leur vente initiale des actions conformément à l’Entente.