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Suspension des chantiers de construction : qui en assumera les coûts ? Quelques pistes de réflexion

Le 24 mars 2020, le gouvernement du Québec annonçait la suspension de tous les chantiers de construction en cours au Québec à l’exception de ceux se rapportant à la prestation de services « prioritaires » en raison de la pandémie mondiale de COVID-19.

Cette suspension est susceptible d’entrainer des coûts significatifs pour les différents intervenants du secteur de la construction. Nous pouvons entre autres penser aux coûts associés à la démobilisation des chantiers, à l’entreposage des matériaux et de la machinerie, à la surveillance des chantiers pendant la suspension et au retard dans les travaux.

La reprise de tous les chantiers de construction annoncée le 28 avril 2020 par le gouvernement du Québec pourrait elle aussi entrainer d’importants coûts. Outre les coûts reliés à la remobilisation des chantiers, d’importantes ressources devront également être mobilisées pour la mise en place sur les chantiers des mesures sanitaires prévues par la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). Il est probable également que le coût de certains matériaux augmente en raison de leur rareté sur le marché.

Cette situation engendrera inévitablement des retards dans la livraison des projets résidentiels et commerciaux et il est à prévoir que les futurs propriétaires de projets résidentiels ou commerciaux déposeront éventuellement des réclamations. 

La question qui se posera dans les prochains mois, voire les prochaines années et à laquelle les tribunaux seront inévitablement confrontés est la suivante : qui devra ultimement assumer ces coûts ? Il apparaît évident que la situation actuelle est sans précédent et que la réponse à cette question dépendra des circonstances de chaque cas. Le présent article vise néanmoins à apporter certains conseils pratiques et pistes de réflexion.

Les termes du contrat en cause

Le point de départ de toute analyse de cette question est évidemment le contrat.

Le modèle proposé par le Comité canadien des documents de construction (CCDC) pour les contrats à forfaits entre les maîtres d’ouvrage et les entrepreneurs généraux[1], qui est fréquemment utilisé dans l’industrie de la construction, prévoit ce qui suit dans le cas où l’entrepreneur ne peut exécuter l’ouvrage en raison d’une ordonnance de suspension des travaux émise par une administration publique compétente :

« 6.5.2 Si l’entrepreneur ne peut exécuter l’ouvrage dans le délai prévu en raison d’une ordonnance de suspension des travaux émise par un tribunal ou une autre administration publique compétente et pourvu que cette ordonnance n’ait pas été rendue par suite d’une action ou d’une faute de l’entrepreneur ou de toute personne employée ou engagée par lui, directement ou indirectement, le délai d’exécution du contrat doit être prolongé d’une période de temps raisonnable dont le professionnel décide en consultation avec l’entrepreneur, et ce dernier doit être remboursé par le maître de l’ouvrage des frais qu’il a raisonnablement encourus en raison de ce retard. »

La disposition suivante du CCDC 2, qui traite de causes de retard relevant de la force majeure, prévoit quant à elle ce qui suit :

« 6.5.3 Si l’entrepreneur ne peut exécuter l’ouvrage dans le délai prévu en raison :

(…)

de toute cause indépendante de la volonté de l’entrepreneur à l’exception d’une cause résultant d’un défaut de l’entrepreneur ou d’une rupture du contrat par l’entrepreneur,
le délai d’exécution du contrat doit être prolongé d’un laps de temps raisonnable dont le professionnel décide en consultation avec l’entrepreneur. La prolongation du délai ne doit en aucun cas être inférieure au temps perdu par suite de l’événement qui a causé le retard, à moins que l’entrepreneur n’accepte une prolongation moindre du délai. L’entrepreneur n’a droit à aucun paiement pour les frais encourus en raison de ces retards à moins qu’ils ne résultent des actions du maître de l’ouvrage, du professionnel ou de quiconque est à leur emploi ou est engagé par eux, directement ou indirectement. »

Bien que cette dernière disposition ne traite pas explicitement de « pandémie » ou d’ « épidémie » et qu’il est difficile de déterminer comment les tribunaux aborderont la question, il est à prévoir que certaines parties considéreront que son libellé est suffisamment large pour inclure la situation actuelle reliée à la COVID-19.

Les tribunaux qui seront appelés à se prononcer sur la question des coûts relatifs aux retards dans les chantiers devront donc déterminer si l’une ou l’autre de ces deux clauses doit recevoir application dans le contexte d’une réclamation d’un entrepreneur.

À cette fin, il sera essentiel de distinguer les coûts engendrés « en raison » du retard, tel que le prévoit la clause 6.5.2 du CCDC 2, et les coûts qui se rapportent à l’exécution plus difficile ou onéreuse des travaux après la reprise, par exemple en raison de l’obligation de respecter certaines mesures sanitaires ordonnées par la CNESST.

Dans ce dernier cas, cette obligation est susceptible d’entrainer des conséquences non-négligeables pour l’entrepreneur et les autres intervenants impliqués, mais n’aura pas nécessairement pour effet de causer des retards et, conséquemment, il ne peut être tenu pour acquis qu’elle donnera ouverture à une compensation de l’entrepreneur en vertu de la clause 6.5.2 du CCDC 2.

D’autre part, l’étendue du remboursement auquel l’entrepreneur général pourrait avoir droit en application de la clause 6.5.2. du CCDC 2 ne va pas de soi. En effet, la notion de « frais raisonnablement encourus » en raison du retard occasionné par l’ordonnance de suspension des travaux est à notre avis large et porte à interprétation. Nous n’avons pas recensé de jurisprudence récente permettant d’identifier avec précision les coûts visés par cette disposition.

Il faudra donc s’en remettre à l’interprétation que les tribunaux feront de cette disposition à la lumière du contexte actuel.

Enfin, nous référons également le lecteur à la clause 10.2.7 du CCDC 2, qui permet à l’une ou l’autre des parties de présenter une réclamation lorsque des modifications législatives ou réglementaires ayant des incidences sur le coût de l’ouvrage sont apportées :

« 10.2.7 Si, après la clôture de l’appel d’offres, des modifications ayant des incidences sur le coût de l’ouvrage sont apportées aux lois, ordonnances, règles, règlements ou codes applicables des autorités ayant compétence, l’une ou l’autre des parties peut présenter une réclamation conformément aux exigences de l’article CG 6.6 – DEMANDES DE MODIFICATION AU PRIX DU CONTRAT  »

Il est permis de croire que les tribunaux seront également appelés à déterminer si les mesures sanitaires ordonnées par la CNESST se qualifient de « modifications ayant des incidences sur le coût de l’ouvrage » permettant l’application du mécanisme de réclamation prévu à cette disposition. 

Conseil pratique : documenter dès maintenant les coûts engagés

Chaque intervenant de l’industrie de la construction impacté par la pandémie COVID-19 devrait dès maintenant documenter les différents coûts encourus et l’impact économique de la situation actuelle sur ses activités. Nous suggérons à cet égard les mesures suivantes :

  • Tenir un registre détaillé faisant état de chacune des dépenses encourues en lien avec la suspension des travaux et leur reprise prochaine.
  • Évaluer l’impact économique de la suspension des travaux, y compris les réclamations potentielles d’éventuels acheteurs affectés par le retard dans les travaux.
  • Évaluer l’impact des mesures sanitaires prévues par la CNESST pour la reprise des chantiers au niveau de la productivité et des coûts des travaux.
  • Tenir un registre des différents sous-traitants impliqués et des montants en souffrance.

En plus de ce qui précède, si ce n’est pas déjà fait, le donneur d’ouvrage devrait établir dès maintenant un canal de communication avec l’entrepreneur général afin de prévoir ensemble les prochaines étapes du chantier, ainsi que les coûts y afférents.

[1] CCDC 2 – 2008 Contrat à forfait

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