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Utilisation du recours pour abus dans le cadre des opérations de gestion du passif

Les opérations de gestion du passif gagnent en popularité dans le monde du financement par emprunt. Lorsque les emprunteurs et les émetteurs de titres de créance éprouvent des difficultés à honorer les obligations liées à leurs facilités de crédit, à leurs obligations d’épargne ou à d’autres titres de créance, ils ont recours à des opérations de gestion du passif pour restructurer leurs engagements afin d’obtenir des liquidités supplémentaires sans avoir à obtenir le consentement unanime de leurs créanciers actuels.

En quoi consistent les opérations de gestion du passif?

Il existe deux approches communes en matière de gestion du passif. Les opérations de transfert de dette (« drop-down ») sont des opérations dans le cadre desquelles un emprunteur utilise la capacité d’un ou de plusieurs « paniers », en vertu d’une convention de crédit existante, pour transférer certains actifs à une entité affiliée, et ce, dans le but d’utiliser ces actifs transférés comme garantie pour obtenir une nouvelle facilité de crédit auprès d’une source de financement tierce sans avoir à obtenir le consentement de ses créanciers actuels. Par exemple, en 2016, J. Crew a transféré à une filiale non assujettie à des restrictions sa propriété intellectuelle essentielle qui constituait une garantie au titre d’un prêt à terme en utilisant une combinaison de trois paniers disponibles dans le cadre de sa convention de crédit. Comme cette filiale n’était pas assujettie aux restrictions en vertu de la convention, J. Crew a été en mesure d’utiliser la propriété intellectuelle transférée comme garantie pour obtenir un financement supplémentaire à des fins de désendettement. Or, ces opérations de gestion du passif retirent des garanties précieuses aux créanciers.

Les opérations d’échange de dette (« uptier ») sont des opérations de gestion du passif dans le cadre desquelles un emprunteur modifie certaines conditions d’un prêt existant sans avoir nécessairement besoin de l’approbation unanime des prêteurs (comme des dispositions de partage au prorata ou des dispositions de distribution en cascade) avec le soutien d’un groupe de prêteurs majoritaires « participants » d’une manière qui profite à l’emprunteur et à ces prêteurs participants, au détriment des autres prêteurs.  Dans le cadre de telles opérations, les prêteurs majoritaires participants s’entendent pour fournir de nouveaux prêts préférentiels à l’emprunteur en échange des prêts existants.  Ces nouveaux prêts préférentiels sont structurés de manière à accorder un privilège et (ou) une priorité de paiement par rapport aux prêts détenus par les prêteurs minoritaires non participants.  Ces opérations de gestion du passif ont pour effet de diluer la valeur de la garantie des prêts des prêteurs minoritaires restants et (ou) de faire perdre aux prêteurs minoritaires leur priorité du fait que leurs prêts deviennent subordonnés non seulement aux nouveaux prêts « super-prioritaires », mais aussi aux prêts de second rang des prêteurs participants. Par exemple, en 2020, Serta Simmons Bedding, LLC a conclu une opération d’échange de dette comprenant de nouveaux prêts super-prioritaires et de second rang regroupés d’une valeur de plus d’un milliard de dollars, plaçant les prêteurs minoritaires en position de subordination. De telles opérations de gestion du passif peuvent entraîner des litiges très médiatisés et être contestées par les groupes de créanciers non participants exclus.

Les opérations à double recours (« double-dip ») sont une autre forme d’opérations de gestion du passif plus récente. Dans le cadre de ces opérations, une nouvelle filiale de type « coquille vide » non assujettie à des restrictions devient emprunteur et obtient une nouvelle facilité de crédit garantie par la société mère, qui est partie à une convention de crédit existante. La garantie fournie par la société mère donne lieu à un premier recours pour le nouveau prêteur. Il y a ensuite un deuxième recours lorsque la filiale utilise la nouvelle facilité de crédit pour financer un prêt interentreprises à la société mère et que la créance interentreprises est donnée en garantie de la nouvelle facilité de crédit.

De quelle manière les recours pour abus aident-ils les créanciers existants?

Les créanciers existants ne sont pas sans défense lorsqu’une opération de gestion du passif tente de contourner leurs droits dans le cadre d’une convention de crédit ou d’emprunt. Les recours pour abus, ou recours en oppression, aussi connus sous le nom de recours des actionnaires minoritaires, peuvent offrir un certain effet de levier aux créanciers existants.

Dans BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, la Cour suprême du Canada a précisé que le recours pour abus est un « recours en equity ». Il vise à rétablir la justice – ce qui est juste et équitable. Ce qui est « juste et équitable » est déterminé selon les attentes raisonnables des parties intéressées[1]. Pour qu’un recours pour abus soit accepté, deux critères doivent être remplis : (1) il doit y avoir présence d’une attente raisonnable, et (2) cette attente raisonnable doit être frustrée par un comportement qui correspond à la définition d’un « abus », d’un « préjudice injuste » ou d’une « omission injuste de tenir compte » d’un intérêt raisonnable[2]. Ni la Loi canadienne sur les sociétés par actions[3] ni la Loi sur les sociétés par actions[4] de l’Ontario n’incluent expressément les créanciers ou les prêteurs dans la définition de « plaignant » aux fins des recours pour abus et des autres recours, mais les tribunaux reconnaissent que les créanciers sont des « personnes appropriées » à cette fin[5].  Puisque les recours pour abus sont des recours en equity, le tribunal peut rendre toute ordonnance qu’il juge appropriée, y compris annuler des dispositions contractuelles et des opérations.

Dans le contexte d’opérations de gestion du passif, d’opérations de financement et des recours pour abus, la question centrale est de savoir si l’opération proposée par le créancier entraîne un « préjudice injuste » ou une « omission injuste de tenir compte » d’attentes raisonnables dans le cadre de conventions d’emprunt existantes. Il est particulièrement pertinent de mentionner que dans BCE, la Cour suprême du Canada a précisé que lors de l’évaluation des attentes raisonnables, « il peut être pertinent de déterminer si un créancier garanti qui se plaint d’un abus aurait pu négocier des mesures de protection contre le préjudice en cause[6]. » Par conséquent, même s’il est possible pour les créanciers qui ont subi un préjudice injuste en raison d’une opération de gestion du passif d’utiliser le recours pour abus, ils devraient également s’assurer que les dispositions et les clauses restrictives de leurs ententes et conventions de crédit les protègent suffisamment contre toutes les vulnérabilités qu’ils peuvent raisonnablement prévoir. 

Conclusion

Alors que de nombreux emprunteurs connaissent des difficultés financières croissantes, les prêteurs peuvent se prémunir contre les opérations de gestion du passif inattendues en renforçant leurs conventions de crédit, notamment : (i) en limitant les catégories d’actifs qui peuvent être transférés ou cédés à des filiales non assujetties à des restrictions, ou le panier qu’une partie à un prêt peut utiliser pour effectuer des placements dans des filiales non assujetties à des restrictions, (ii) en supprimant le concept de filiale non assujettie à des restrictions ou la possibilité de désigner de nouvelles filiales comme des filiales non assujetties à des restrictions, (iii) en veillant à ce que la priorité des privilèges et des paiements ne puisse être modifiée qu’avec le consentement unanime ou de la majorité absolue des prêteurs, et (iv) en interdisant à l’emprunteur de racheter sa dette sur une base non proportionnelle. Si un emprunteur parvient à passer outre tout ou partie de ces dispositions et qu’il a recours à une opération de gestion du passif qui entraîne un préjudice injuste pour des prêteurs existants ou qui ignore injustement leurs intérêts pertinents d’une manière qui frustre leurs attentes raisonnables dans le cadre d’une convention de crédit, ces prêteurs peuvent utiliser le recours pour abus en vertu des lois pertinentes applicables. 

 

[1] BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69, par. 58 [BCE].

[2] Ibid, par. 56, 67-68.

[3]Loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA), L.R.C., 1985, ch. C-44, art. 238.

[4] Loi sur les sociétés par actions, LRO 1990, ch. B.16, art. 245.

[5]Voir par exemple Canadian Opera Co. v. 670 800 Ontario Inc., [1990] O.J. n2270 (Div. Gén.); Downtown Eatery (1993) Ltd. v. Ontario, [2001] O.J. no 1879 (ON CA); Hayat v Raja, 2016 ONSC 6805 [Hayat] (en anglais seulement).

[6] BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69, par. 78.

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