Recours en nuisance publique : un risque croissant pour les entreprises canadiennes
Ces dernières années, de plus en plus de demandeurs ont intenté des recours en nuisance publique contre des entreprises canadiennes, en particulier des actions collectives basées sur la responsabilité du fait de produits. Par rapport aux recours fondés sur la négligence, les actions en nuisance publique posent un risque accru pour les entreprises canadiennes et multinationales.
La nuisance publique est un délit dans les provinces et territoires canadiens de common law. Contrairement à la négligence, la nuisance publique n’exige pas du demandeur qu’il prouve que le défendeur a manqué à son devoir de diligence. Ainsi, dans les cas de nuisance publique, il est souvent plus facile pour un demandeur d’établir la responsabilité pour la nuisance publique que pour la négligence, et parfois au nom d’un plus grand groupe de personnes touchées.
En droit civil québécois, la nuisance publique n’existe pas comme cause d’action distincte. Toutefois, elle peut être invoquée par les demandeurs en vertu du régime de responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage prévu par le Code civil du Québec, en vertu du régime de droit commun de la responsabilité civile, ou encore en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.
Dans l’ensemble du Canada, les demandeurs tentent désormais d’élargir la portée de la nuisance publique, qui avait trait de façon plus traditionnelle aux biens publics et ressources publiques. Jusqu’à présent, les tribunaux ont en général résisté aux tentatives d’élargissement de la portée de la nuisance publique, soulignant l’importance des requêtes présentées à un stade préliminaire visant à rejeter ces demandes. Mais les demandeurs continuent de repousser les limites de la nuisance publique dans de nouveaux recours.
Traditionnellement, la nuisance publique requiert une atteinte à des biens ou ressources
Les tentatives d’élargissement de la portée de la nuisance publique sont facilitées par sa portée ambiguë. En effet, [traduction] « un principe central organisateur définissant les tenants et aboutissants de la cause d’action manque[1] » à la nuisance publique.
Pour établir l’existence d’une nuisance publique en common law, un demandeur doit démontrer (1) un droit public et (2) une atteinte déraisonnable à ce droit de la part du défendeur[2]. Les récentes tentatives visant à élargir la portée de la nuisance publique sont en lien avec la définition de « droit public ».
Généralement, les recours en nuisance publique impliquent des allégations d’atteinte à des biens publics ou à des ressources, incluant souvent (1) l’accès à des infrastructures publiques, à des routes ou à des cours d’eau, ou (2) le droit du public à de l’air pur, à de l’eau propre ou à la propreté d’une ressource naturelle. Le recours classique en nuisance publique est celui où un défendeur a déraisonnablement entravé l’accès du public à une route publique ou son utilisation.
Au Québec, les recours en nuisance publique ou troubles de voisinage impliquent, d’une façon semblable, un droit public à des ressources. Par exemple, l’exercice d’une action collective visant à obtenir des dommages-intérêts punitifs a été autorisé au nom de tous les résidents québécois contre un fabricant d’automobiles dont les véhicules émettaient des polluants en quantité excessive[3]. Cette action a été intentée en partie en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, qui donne à « toute personne » le « droit, dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi, de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité[4] ». Le régime en matière de troubles de voisinage, quant à lui, interdit au « propriétaire d’un fonds [d’]imposer à ses voisins de supporter des inconvénients anormaux ou excessifs[5] ».
Dans toutes les provinces, des recours récents ont tenté d’élargir la portée traditionnelle de la nuisance publique pour inclure une série d’intérêts publics allant au-delà des biens et des ressources naturelles. Jusqu’à présent, la plupart de ces tentatives ont échoué.
La nuisance publique confère un droit d’action uniquement à ceux qui subissent des « dommages particuliers »
Le préjudice qu’un demandeur (ou un membre de l’action collective) doit subir avant de pouvoir obtenir des dommages-intérêts pour nuisance publique constitue une autre ambiguïté. Dans les provinces de common law, alors que les nuisances publiques affectent souvent de larges pans du public, seuls ceux qui ont subi des « dommages particuliers » peuvent recouvrer des dommages-intérêts. Par exemple, le fait de rendre une voie publique dangereuse peut constituer une nuisance publique, mais les dommages-intérêts peuvent être réservés à ceux qui ont subi un préjudice. Cependant, cette exigence ne s’applique pas quand c’est le gouvernement qui est le demandeur.
Toutefois, il n’est pas clair si un demandeur doit subir un dommage d’un type différent de celui du grand public pour pouvoir être dédommagé ou seulement un dommage d’une gravité supérieure[6]. Il existe au Québec une ambiguïté semblable, bien qu’il soit généralement reconnu que « les inconvénients mineurs causés par les rapports entre voisins ne sont pas source de responsabilité[7] ».
L’échec des récentes tentatives visant à élargir la nuisance publique
Des demandeurs ont récemment déposé des actions collectives en nuisance publique mais les tribunaux ont en général rejeté ces demandes.
Dans une première affaire contre un fabricant d’armes intentée à la suite d’une fusillade dans un lieu public, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a rejeté une demande en nuisance publique tout en autorisant la poursuite d’une action en négligence. Il était évident que l’action en nuisance publique était vouée à l’échec, car [traduction] « un fabricant d’un produit ne peut être tenu responsable de nuisance en raison de la mauvaise utilisation ultérieure du produit par autrui, alors qu’il a simplement distribué son produit dans le cadre de son activité[8] ».
Dans une demande présentée par la province de la Colombie-Britannique contre des fabricants et des distributeurs d’opioïdes, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu qu’un demandeur ne pouvait pas facilement transformer un problème public largement répandu (la crise des opioïdes) en une nuisance publique. Les allégations formulées par la province demeuraient des allégations de droit privé régies par la loi et par le droit de la négligence, et non par le droit de la nuisance publique. La Cour s’est également inquiétée du fait qu’autoriser l’exercice de l’action en nuisance publique risquait de faire disparaître le droit de la responsabilité des produits et de convertir la nuisance publique en « l’empire de tous les maux » (voir l’intégralité de notre discussion sur cette décision ici [en anglais seulement]).
Enfin, dans une action collective proposée en lien avec le feu de forêt de Lytton, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a statué qu’une action en nuisance publique était vouée à l’échec en raison de l’exigence d’un « dommage particulier ». Le demandeur avait intenté ce recours au nom de quiconque affirmant avoir subi une perte en raison de l’incendie. La Cour a jugé qu’il était « incongru » d’affirmer que tout un chacun avait subi des « dommages particuliers » plus sérieux que les dommages subis par l’ensemble de la population[9].
La Cour supérieure du Québec a rejeté une demande en autorisation d’exercer une action collective intentée pour le compte de personnes, de la flore, de la faune, d’animaux de compagnie et d’animaux, et relative à la pollution par les champs électromagnétiques (CEM). En énumérant les différentes raisons expliquant son rejet, la Cour a observé dans son analyse de la demande en vertu de l’article 46.1 de la Charte des droits et libertés de la personne que [traduction] « selon la Cour, cette loi n’accorde pas le statut de personne inscrite à une action collective à la flore, à la faune, aux animaux de compagnie ou aux animaux[10] ». D’après la Cour, l’action collective représentait une tentative de créer une forme de commission d’enquête, de nature à la fois scientifique et politique, ce qui constituait un abus de la procédure d’action collective.
Davantage de tentatives d’élargissement de la nuisance publique sont à venir
Malgré les décisions susmentionnées, les demandeurs continuent de faire valoir de nouvelles demandes de nuisance publique à l’encontre d’entreprises canadiennes. Par exemple, plusieurs recours ont été récemment intentés contre des fabricants de substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées (PFAS, parfois appelées les « polluants éternels »), dont une par la province de la Colombie-Britannique.
De la même façon, un recours introduit en 2024 par le Conseil scolaire du district de Toronto (Toronto District School Board) contre des sociétés de médias sociaux invoque la nuisance publique et allègue une atteinte au droit public à l’éducation. Des recours en lien avec le feu de Lytton incluant des demandes pour nuisance publique sont également en cours.
[1] Valeant Canada LP/Valeant Canada S.E.C. c. Colombie-Britannique, 2022 BCCA 366, par. 181.
[2] Valeant Canada LP/Valeant Canada S.E.C. c. Colombie-Britannique, 2022 BCCA 366, par. 177.
[3] Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique c. Volkswagen Group Canada Inc., 2018 QCCS 174
[4] RLRQ c C-12, article 46.1.
[5] Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64 (CanLII), [2008] 3 RCS 392, par. 86.
[6] O’Connor c. Canadian Pacific Railway Limited, 2023 BCSC 1371, par. 162 à 170.
[7] Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64 (CanLII), [2008] 3 RCS 392, par. 78. Voir également Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique c. Volkswagen Group Canada Inc., 2018 QCCS 174, par. 41 à 48.
[8] Price c. Smith & Wesson Corp., 2021 ONSC 1114, par. 115.
[9] O’Connor c. Canadian Pacific Railway Limited, 2023 BCSC 1371, par. 171 à 174.
[10] Durand c. Procureur général du Québec, 2018 QCCS 2817, par. 48.