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La Cour suprême précise l’application de l’arrêt Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette

 

Le 7 mars 2013, la Cour suprême du Canada a rendu une décision dans laquelle elle a précisé l’application de l’arrêt Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette1 qui a reconnu un régime de responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage au Québec, un régime de responsabilité similaire à celui des nuisances en common law. Des poursuites invoquant des troubles de voisinage sont régulièrement intentées par voie de recours collectifs. Les conséquences de tels recours peuvent être considérables pour les entreprises visées.

Dans Antrim Truck Centre Ltd c. Ontario (Transports)2, la Cour suprême a précisé les critères applicables en matière de nuisance dans une affaire portant sur une demande d’indemnité pour effet préjudiciable en vertu de la Loi sur l’expropriation de l’Ontario3.

Les faits de l’affaire Antrim Truck Centre

L’appelante dans cette affaire était propriétaire d’un terrain sur la route 17, en Ontario, sur lequel elle exploitait un relais routier comprenant un restaurant et un poste d’essence. Elle bénéficiait d’une clientèle de conducteurs circulant sur cette route. En 2004, le ministère des transports de l’Ontario a ouvert un nouveau tronçon de l’autoroute 417. La construction de l’autoroute 417 a modifié de manière importante les conditions dont bénéficiait l’appelante puisque les automobilistes circulant sur le nouveau tronçon de l’autoroute n’avaient plus directement accès à son relais routier. Cette situation a obligé l’appelante à fermer son relais routier, lui occasionnant des dommages pour perte de la valeur marchande de sa propriété et perte commerciale.

La Cour suprême a reconnu que de telles circonstances peuvent donner ouverture à une indemnité pour l’effet préjudiciable en vertu de la Loi sur l’expropriation de l’Ontario. Pour avoir droit à une indemnité, l’appelante devait satisfaire à trois exigences législatives, à savoir :

  1. Les dommages doivent résulter d’une mesure autorisée aux termes d’une loi;
  2. La mesure engagerait la responsabilité si elle n’était pas autorisée aux termes de cette loi;
  3. Les dommages doivent résulter de la construction et non de l’utilisation des ouvrages.

Lorsque ces trois conditions sont réunies, la Loi sur l’ expropriation de l’Ontario donne droit à l’indemnisation du demandeur pour la somme correspondant à la diminution de la valeur marchande du bien-fonds attribuable à l’atteinte et pour les dommages personnels et commerciaux4.

La première et la troisième conditions étaient ici clairement respectées et la Cour suprême devait déterminer si la deuxième l’était également. La Cour a donné raison à l’appelante et décidé que cette deuxième exigence était respectée, confirmant la décision de la Commission des affaires municipales de l’Ontario accordant l’indemnité et renversant la décision de la Cour d’appel de l’Ontario. La question résolue par la Cour suprême était de déterminer si l’appelante aurait pu, en vertu du droit relatif à la nuisance privée, obtenir des dommages-intérêts si la construction de l’autoroute n’avait pas été effectuée aux termes d’ une loi. La Cour a donné une réponse positive à cette question en raison des faits de l’affaire. Dans le cadre de son jugement, elle a procédé à une revue exhaustive des règles applicables en matière de nuisance.

Les précisions apportées à l’application des principes dégagés dans l’arrêt Ciment Saint-Laurent

La reconnaissance par la Cour suprême, en 2008, d’un régime de responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage avait soulevé certaines préoccupations du côté de l’industrie. En effet, la Cour suprême avait reconnu qu’une entreprise pouvait voir sa responsabilité engagée pour avoir occasionné des inconvénients anormaux à ses voisins, sans n’avoir commis aucune faute. Les circonstances donnant ouverture à la reconnaissance d’inconvénients anormaux n’avaient pas été élaborées en détail par la Cour suprême dans l’arrêt Ciment Saint-Laurent. Un tel principe de responsabilité sans faute soulevait des préoccupations bien légitimes eu égard à la prévisibilité du droit de la part des entreprises dont les opérations occasionnent certains inconvénients à leurs voisins et qui sont soucieuses de s’assurer que leurs activités industrielles n’engagent pas leur responsabilité.

La Cour suprême, dans l’arrêt Antrim Truck Centre, vient apporter des précisions qui pourraient s’avérer fort utiles dans l’application du régime de responsabilité applicable aux nuisances en common law et aux troubles de voisinage en droit civil.

La Cour suprême élabore les éléments constitutifs d’une demande fondée sur une nuisance en référant à l’arrêt Ciment Saint-Laurent comme étant sa plus récente analyse du concept de nuisance. Elle précise, dans Antrim Truck Centre, que les éléments constitutifs d’une demande fondée sur une nuisance reposent sur un critère à deux volets. Une telle demande doit reposer sur une entrave à la fois substantielle et déraisonnable à l’utilisation ou à la jouissance par le propriétaire de son bien-fonds. Une atteinte substantielle à la propriété est une atteinte qui n’est pas négligeable. La Cour précise que si cette condition préliminaire est satisfaite, l’examen portera ensuite sur l’analyse du caractère raisonnable, qui vise à déterminer si l’atteinte non-négligeable est également déraisonnable compte tenu de l’ensemble des circonstances.

La Cour énonce que le maintien du critère préliminaire de l’atteinte substantielle souligne l’importance du fait que ce ne sont pas toutes les atteintes, aussi mineures et éphémères soient-elles, qui donnent ouverture à une action fondée sur la nuisance; certaines atteintes doivent être acceptées comme faisant partie des concessions mutuelles normales de la vie en société. La Cour rappelle qu’en appliquant ce critère préliminaire de l’atteinte substantielle, les inconvénients insignifiants ne seront pas indemnisés. Elle précise que seul l’acte qui a modifié de façon importante la nature du bien même du plaignant ou qui a entravé de manière importante l’utilisation réelle qu’il faisait du bien permet de justifier une demande fondée sur la nuisance. La Cour considère qu’un préjudice substantiel causé aux intérêts de propriétaire du plaignant se situe au-delà d’une légère indisposition ou une entrave insignifiante. Les demandes relevant d’un caprice ou d’une exigence excessive ne satisfont pas au critère préliminaire de l’atteinte substantielle.

La Cour précise de plus qu’une nuisance peut revêtir différentes formes et comprendre non seulement des dommages matériels réels au bien-fonds, mais également des atteintes à la santé, au confort ou aux commodités du propriétaire ou de l’occupant.

En outre, la Cour précise de quelle façon le critère de raisonnabilité de l’atteinte doit être appliqué, particulièrement dans le contexte où l’atteinte est causée par des projets qui servent l’intérêt public, faisant valoir que dans toutes les affaires de nuisance, le caractère raisonnable de l’atteinte doit être évalué eu égard à l’ensemble des circonstances pertinentes. La Cour suggère que cet exercice de mise en balance est axé sur la question de savoir si l’atteinte est d’une telle gravité qu’il serait déraisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances, d’exiger que le demandeur la subisse sans être indemnisé. La gravité du préjudice, d’une part, et l’utilité de la conduite du défendeur, d’autre part, doivent être soupesés. Pour évaluer la gravité du préjudice, les particularités du voisinage, la sensibilité du demandeur, la fréquence et la durée de l’atteinte sont des facteurs à prendre en considération.

Même si l’analyse du caractère raisonnable de l’atteinte est centrée sur la nature et l’étendue de l’atteinte au bien-fonds du demandeur plutôt que sur la conduite du défendeur, celle-ci n’est pas dénuée de pertinence. La preuve que le défendeur a pris toutes les précautions possibles pour éviter le préjudice peut avoir une incidence sur la question de savoir s’il a fait subir au demandeur une atteinte déraisonnable. Le fait qu’un ouvrage soit exécuté avec toute la considération et toute la diligence raisonnable pour les citoyens touchés fait partie de l’analyse du caractère raisonnable de l’atteinte. La Cour souligne qu’il ne fait aucun doute que tout le monde doit tolérer un certain nombre de perturbations temporaires causées par des travaux de construction essentiels. Les atteintes prolongées sont davantage susceptibles de donner droit à une compensation que les atteintes temporaires.

L’application au Québec du droit à une indemnisation dans un contexte similaire à celui de l’affaire Antrim Truck Centre

Le droit d’être indemnisé dans un contexte similaire à celui qui a donné lieu à l’affaire Antrim Truck Centre est moins clairement établi au Québec car contrairement à la loi Ontarienne, la Loi sur l’expropriation5 du Québec est silencieuse sur la question. Les conditions donnant ouverture à une compensation pour effet préjudiciable d’un ouvrage d’utilité publique ont été intégrés dans la loi ontarienne à partir des règles dégagées par les auteurs et la jurisprudence en la matière. Ainsi, le droit à l’indemnisation dans des circonstances très similaires avait déjà été reconnu dans une affaire émanant du Québec, laquelle avait fait l’objet d’une décision rendue par la Cour suprême en 19626. On peut donc croire que ces principes seraient probablement toujours applicables au Québec aujourd’hui, malgré qu’ils ne soient pas expressément codifiés dans la Loi sur l’expropriation du Québec.

Conclusion

Lorsque la Cour suprême a reconnu un régime de responsabilité sans faute en matière de troubles de voisinage dans l’arrêt Ciment du Saint-Laurent, plusieurs ont craint que cela n’ouvre la porte à l’indemnisation des moindres inconvénients subis par des voisins d’industries. Plusieurs ont craint également que ce régime de responsabilité sans faute ne permette plus aux entreprises d’avoir l’assurance que leurs activités exercées en respectant toutes les lois et normes applicables n’engageront pas leur responsabilité.

Les précisions apportées par l’arrêt Antrim Truck Centre sont fort utiles pour l’application du régime de responsabilité reconnu dans Ciment du Saint-Laurent; ces précisions sont positives pour les entreprises. En effet, les inconvénients mineurs et légers occasionnés aux voisins doivent être tolérés par ceux-ci sans indemnisation. Il est par ailleurs rassurant que la Cour suprême reconnaisse très clairement que la conduite du défendeur et le respect des normes applicables demeurent pertinents dans les cause où les demandeurs invoquent des troubles de voisinage. On peut dorénavant croire que l’arrêt Ciment du Saint-Laurent ne devrait pas avoir les conséquences néfastes pour l'industrie que plusieurs appréhendaient en 2008.


1 (2008) 3 R.C.S. 392
2 2013 CSC 13
3 L.R.O. 1990, ch. E.26
4 Articles 1(1) et 21, L.R.O. 1990, c. E.26
5 L.R.Q. c. E-24
6The Queen c. Loiselle, (1962) R.C.S. 624

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