Disons-le carrément : Des aveux présentés comme preuve d’un contrat direct
La décision de première instance dans l’affaire Sjostrom Sheet Metal Ltd. v. Geo A. Kelson Company Limited[1] regroupe plusieurs leçons pertinentes pour les parties à des litiges découlant de projets de construction en difficulté.
Dans l’affaire Sjostrom, la Cour supérieure de justice de l’Ontario (la « Cour ») a accordé un redressement à un sous-traitant non payé, a refusé un redressement à un entrepreneur qui n’a pas fourni d’avis de défaut en temps opportun et a rejeté la revendication de privilège d’un sous-sous-traitant en raison de l’absence de preuve pour des frais de main-d’œuvre.
Pour arriver à cette décision, la Cour a surmonté un certain nombre d’obstacles liés à la preuve pour conclure à l’existence d’un contrat direct valide et non écrit entre un sous-traitant et un sous-sous-sous-traitant. La Cour s’est appuyée sur les aveux du sous-traitant dans ses propres plaidoiries pour étayer ses conclusions. Elle a également examiné d’autres questions liées à la preuve et aux avis applicables dans le cadre de projets variés.
Principaux points à retenir
- Les contrats verbaux ont force exécutoire : Les tribunaux restent disposés à faire appliquer les contrats verbaux qui regroupent ces cinq éléments : l’offre, l’acceptation, la contrepartie, la certitude des conditions essentielles et l’intention de créer un rapport juridique. Pour qu’un contrat soit contraignant, il doit y avoir consensus sur les conditions essentielles. Les conditions essentielles des contrats de construction comprennent généralement le prix, l’étendue des travaux et le calendrier ou la date d’achèvement.
- Les avis de défaut doivent être présentés dans les délais : Lorsque les recours contractuels sont conditionnels à la présentation d’avis de défaut ou à la réponse à de tels avis, un tribunal peut refuser d’accorder un redressement si une partie n’a pas respecté les modalités relatives aux avis de défaut.
- Le temps consacré aux contrats à durée indéterminée doit être strictement étayé : Les plaideurs doivent prouver la valeur des services et matériaux fournis dans le cadre d’un contrat à prix coûtant majoré ou d’un contrat à durée indéterminée. Dans cette affaire, le sous-sous-traitant s’est vu refuser sa revendication de privilège de 161 585,76 $ parce que seules des récapitulations du temps étaient présentées pour étayer la réclamation. Les entrepreneurs doivent être prêts à prouver les heures réellement consacrées à un projet, la manière dont elles ont été effectuées et, le cas échéant, la raison pour laquelle ces heures ont dépassé les prévisions.
- Les aveux faits durant les plaidoiries ont de l’importance : Bien que le sous-sous-sous-traitant n’ait pas eu gain de cause dans sa réclamation pour salaires impayés contre le sous-traitant, l’affaire démontre le rôle que les aveux dans des plaidoiries peuvent jouer dans la détermination des enjeux litigieux devant la Cour. Les parties doivent rédiger leurs plaidoiries avec soin, les modifier avant le procès en fonction de l’évolution de leur position et ne faire des aveux que lorsque cela est approprié.
Contexte
Geo A. Kelson Company Limited (« Kelson ») a été retenu comme sous-traitant dans un projet (le « projet »). En janvier 2018, Kelson a retenu les services d’A. Amar and Associates Ltd. (« Amar » ou le « sous-sous-traitant ») pour réaliser tous les travaux de tôlerie du projet pour un prix fixe. Pour diverses raisons, Amar a par la suite complété sa main-d’œuvre avec des ouvriers de Sjostrom Sheet Metal Ltd. (« Sjostrom » ou le « sous-sous-sous-traitant »).
En juillet 2018, des ouvriers de Sjostrom ont quitté le chantier en raison d’un non-paiement par Amar. Kelson, désormais au fait de la participation de Sjostrom dans le projet, a communiqué directement avec ce dernier. Un accord non écrit a été conclu entre Sjostrom et Kelson pour que les ouvriers de Sjostrom reprennent le travail et que le paiement soit désormais effectué directement par Kelson plutôt que par Amar. Kelson a ensuite émis un ordre de modification du contrat de sous-traitance réduisant le prix du contrat de sous-sous-traitance d’Amar de 61 924,50 $ pour tenir compte du travail désormais effectué par Sjostrom au lieu d’Amar.
À la fin septembre 2018, les ouvriers de Sjostrom ont à nouveau quitté le chantier. Kelson a alors demandé à Amar de revenir pour effectuer les travaux de tôlerie restants. Toutefois, Amar a fait valoir qu’en raison de l’ordre de modification, les travaux de tôlerie avaient été retirés de l’étendue de ses travaux par rapport au contrat de sous-traitance initial. Amar a allégué que Kelson devrait maintenant augmenter le prix du contrat pour refléter ce travail supplémentaire.
La réclamation
Dans cette décision, la Cour a tranché sur deux causes : la revendication de privilège de Sjostrom contre Kelson pour le recouvrement de factures impayées et la revendication de non-privilège d’Amar contre Kelson pour les matériaux et services fournis dans le cadre de son contrat de sous-traitance. En réponse, Kelson a nié toute relation contractuelle directe avec Amar et fait valoir que la plainte d’Amar était à juste titre dirigée contre Sjostrom.
La Cour a procédé à la détermination d’un certain nombre d’enjeux, y compris, mais sans s’y limiter, la question de savoir :
- si Kelson a conclu un contrat direct avec Sjostrom pour le reste du travail de tôlerie;
- si l’ordre de modification conclu entre Kelson et Amar a de ce fait retiré tous les travaux de tôlerie restants de l’étendue des travaux d’Amar;
- laquelle des parties a effectivement violé le contrat de sous-traitance conclu entre Kelson et Amar.
L’analyse
1. Le contrat direct
Il n’y a pas eu d’accord écrit entre Sjostrom et Kelson. La Cour a plutôt examiné si une entente verbale exécutoire existait entre les parties. Elle s’est appuyée sur la défense de Kelson pour conclure qu’elle avait admis être en relation directe avec Sjostrom. Les Règles de procédure civile exigent expressément qu’une partie qui a l’intention d’établir une version des faits différente de celle qui est soutenue par la partie adverse doit donner sa propre version des faits dans sa défense. Dans sa requête, Sjostrom a invoqué l’existence d’un accord direct. Cependant, Kelson n’a pas contredit cette affirmation dans sa défense. Par conséquent, Kelson n’a pas été en mesure d’invoquer ce moyen de défense non plaidé lors du procès en défense ni de s’en prévaloir.
Indépendamment de ces aveux, la Cour a également estimé que les preuves objectives permettaient de conclure à l’existence d’un contrat direct et que les cinq éléments nécessaires à la conclusion d’un contrat (offre, acceptation, contrepartie, certitude des conditions essentielles et intention de créer un rapport juridique) étaient réunis. La Cour a également confirmé les conditions essentielles d’un contrat de construction.
2. Dommages-intérêts de Sjostrom
Malheureusement pour Sjostrom, bien que la Cour ait conclu à l’existence d’un contrat exécutoire entre elle et Kelson, elle a également estimé que Sjostrom n’avait pas réussi à prouver qu’elle avait subi des dommages. La Cour a estimé que « le temps passé par les ouvriers sur un projet doit être strictement prouvé, étant donné la difficulté de le vérifier après coup »[2]. Les seuls documents présentés par Sjostrom sont des récapitulations du temps hebdomadaires. Ces documents n’étaient pas signés par les travailleurs et ne contenaient aucune description du travail effectué pendant les heures déclarées. La Cour a également relevé que les heures de travail alléguées étaient nettement plus élevées que celles indiquées dans le dernier devis transmis par Sjostrom à Kelson pour terminer le travail. Elle a estimé que si les heures effectivement travaillées étaient « largement supérieures » à l’estimation, Sjostrom aurait dû informer Kelson de cette différence avant d’établir ses factures[3].
Dans ces circonstances, et en l’absence de preuves corroborant les heures enregistrées dans les récapitulations du temps, la Cour a rejeté la réclamation pour travail non rémunéré de 161 585,76 $ présentée par Sjostrom contre Kelson et l’a radiée de ce privilège.
3. Champ d’application de l’ordre de modification
Le litige entre Kelson et Sjostrom étant réglé, la Cour a examiné l’incidence de l’ordre de modification sur la relation contractuelle entre Kelson et Amar. La Cour a fait un certain nombre de constatations qui, prises ensemble, démontrent que jusqu’au moment où il a été rappelé sur le site à la fin de septembre 2018, Amar n’a pas participé au travail de Sjostrom sur le projet et n’a pas été tenu au fait de ce travail[4]. Par conséquent, la Cour a conclu que l’ordre de modification a retiré tous les travaux de tôlerie restants de l’étendue des travaux d’Amar convenus dans son contrat de sous-traitance avec Kelson.
4. Violation du contrat de sous-traitance entre Kelson et Amar
En l’espèce, la question consistait à savoir si Kelson avait violé le contrat de sous-traitance en ne payant pas, ou si le « manque de main-d’œuvre en tôlerie » d’Amar était l’élément déclencheur de la violation, puisqu’il obligeait Kelson à traiter directement avec Sjostrom. Bien que Kelson n’était pas tenu d’émettre un avis de défaut, la Cour a estimé que « les droits de Kelson en cas de défaut découlaient de l’émission d’un avis de défaut »[5]. Puisqu’aucun avis n’a été émis avant l’ordre de modification, la Cour a estimé qu’Amar n’avait pas violé le contrat de sous-traitance à un moment donné. Kelson s’est donc contenté de refacturer à Amar la valeur de l’ordre de modification (61 924,50 $). La Cour a fait remarquer que si Kelson avait respecté les conditions du contrat de sous-traitance et adressé un avis de défaut à Amar, le droit de Kelson à une rétrofacturation aurait pu être préservé.
Puisque les travaux de tôlerie avaient été retirés de l’étendue des travaux d’Amar en raison de l’accord conclu entre ce dernier et Kelson, et qu’il n’a pas été jugé qu’il était en violation, Amar a eu droit à la valeur des travaux supplémentaires effectués dans le projet à partir de septembre 2018. Après avoir tenu compte des contretemps (il n’y en a pas eu), Amar a obtenu un jugement contre Kelson pour un montant de 209 737,88 $, y compris la TVH, plus les intérêts courus jusqu’à la date du jugement.
Réflexions finales
Cette affaire souligne l’importance de la rédaction de contrats avant le début des projets, de la tenue des registres tout au long des projets et des plaidoiries après la naissance de conflits.
- Des accords directs avec des sous-sous-sous-traitants peuvent être conclus même en l’absence d’accord écrit officiel entre les parties. Pour des raisons de clarté et de compréhension mutuelle, les accords et les ordres de modification écrits sont préférables aux accords verbaux.
- Pour éviter les litiges lorsque les circonstances changent, toutes les parties doivent avoir une compréhension commune des ordres de modification et de leur incidence sur l’étendue des travaux à venir.
- Cette affaire rappelle aux parties qu’elles doivent rédiger, lire et respecter scrupuleusement leurs contrats afin d’éviter de perdre leurs droits à recouvrement.
- Les parties qui intentent des poursuites ne peuvent pas tenir pour acquis que le tribunal acceptera des récapitulations du temps ou des factures pour prouver des dommages – des relevés de temps précis et complets peuvent être nécessaires pour justifier une réclamation en dommages-intérêts lors d’un procès. Il convient de s’assurer de tenir des registres complets et à jour, en particulier dans le cas de projets en difficulté qui risquent davantage de faire l’objet de litiges.
[1]Sjostrom Sheet Metal Ltd. v. Geo A. Kelson Company Limited, 2023 ONSC 4959 (CanLII). [Sjostrom Sheet Metal Ltd.].
[2] Sjostrom Sheet Metal Ltd, au paragraphe 74 [traduction libre]. Voir Infinity Construction Inc. v. Skyline Executive Acquisitions Inc. et al, 2020 ONSC 77 (CanLII), au paragraphe 114.
[3] Sjostrom Sheet Metal Ltd, au paragraphe 74 [traduction libre].
[4] Sjostrom Sheet Metal Ltd, au paragraphe 105 [traduction libre].
[5] Sjostrom Sheet Metal Ltd, au paragraphe 120 [traduction libre].