Une révolution numérique? Points saillants du mémoire du Bureau de la concurrence présenté dans le cadre de la consultation sur la réforme de la Loi sur la concurrence
Le 8 février 2022, le Bureau de la concurrence du Canada (le « Bureau ») a publié un mémoire substantiel sur la réforme en réponse à un processus de consultation lancé par le sénateur Howard Wetston concernant l'efficacité de la Loi sur la concurrence (la « Loi ») à l'ère numérique, qui vise à éclairer un examen parlementaire futur de la Loi.
La soumission du Bureau fait suite à l’annonce par le ministre de l'Innovation, des Sciences et de l'Industrie (le « ministre ») – dont le ministère est responsable de la Loi – que le gouvernement fédéral a l'intention d'évaluer la façon d'améliorer le fonctionnement de la Loi. Les appels à la réforme vont dans le sens de certaines autres juridictions, notamment l'actuelle administration américaine qui a indiqué vouloir s'attaquer aux géants du numérique et des médias sociaux. On observe également des développements et propositions législatives au sein de l'Union européenne, au Royaume‑Uni et en Australie, visant à adapter les outils d'application des législations en matière de droit de la concurrence au commerce en ligne.
Un élan en faveur d’une réforme
Le dernier grand débat sur la politique en matière de concurrence au Canada ayant mené à une révision importante du régime remonte à treize ans. Depuis, l'évolution rapide du marché numérique a motivé le Bureau à se concentrer sur l'application de la loi en la matière et à plaider en faveur d’une réforme. Entres autres choses, le Bureau a récemment convenu d’un règlement avec Facebook, a débuté des enquêtes sur Amazon et Google, et a créé une nouvelle Direction générale de l'application numérique de la loi et du renseignement au sein du Bureau.
Tout cela concorde avec le contexte politique actuel qui est en faveur d’une réforme. À titre d’exemple, le commissaire de la concurrence (le « commissaire »), Matthew Boswell, a plaidé pour une réforme globale, soulignant la nécessité de nouvelles politiques qui placeraient la concurrence au cœur de la croissance économique sur les marchés numériques. De même, dans sa lettre de mandat de décembre 2021, le premier ministre a demandé au ministre d'entreprendre un vaste examen de la Loi sur la concurrence afin de déterminer les aspects du régime qui devraient être modernisés, en particulier pour faire face aux comportements anticoncurrentiels dans une économie de plus en plus numérisée. Peu après, le 7 février 2022, le ministre a annoncé que le gouvernement fédéral avait l’intention d'examiner la Loi et de se concentrer, entre autres, sur son adaptation à la réalité numérique d'aujourd'hui afin de mieux s'attaquer aux nouvelles formes de comportements préjudiciables dans l'économie numérique.
Principaux points à retenir de la soumission du Bureau
Les recommandations du Bureau en matière de réforme s'articulent autour de quatre éléments clés : (1) un examen plus efficace des fusions et des mesures correctives, (2) l’identification des contraintes du Bureau dans son administration de la Loi, (3) une prévention accrue à l’égard des collaborations anticoncurrentielles entre concurrents, et (4) l'élargissement de la portée des dispositions de la Loi en matière d'abus de position dominante. Bien que le mémoire du Bureau ne soit finalement pas axé spécifiquement sur les marchés numériques, la protection de la concurrence dans une économie de plus en plus numérisée est un thème qui revient à travers le mémoire.
Examen efficace des fusions et des mesures correctives
- Élimination de la défense fondée sur les gains en efficience : l'article 96 de la Loi empêche le Tribunal de la concurrence de rendre une ordonnance corrective si cela a pour effet d'éliminer les gains en efficience qui sont susceptibles de surpasser et de neutraliser le dommage concurrentiel causé par la fusion. Citant l'approche des organismes de réglementation étrangers et faisant référence au fait que la défense sera de plus en plus difficile à appliquer dans l'économie numérique, où une analyse des gains en efficience s'appuierait vraisemblablement sur des méthodes qualitatives plutôt que quantitatives, le Bureau recommande que la défense fondée sur les gains en efficience soit supprimée et que les gains en efficience soient plutôt inclus comme facteur à prendre en considération dans l'évaluation d'une fusion. Cette approche à la théorie des gains en efficience s’apparenterait plus à celle d’autres juridictions.
- Incorporation de présomptions structurelles pour les fusionnements concentrés : Afin de limiter les ressources investies par le Bureau dans les fusionnements concentrés (c.‑à‑d. ceux qui augmentent sensiblement la concurrence), le Bureau propose l'adoption de présomptions structurelles qui feraient porter aux parties à la fusion le fardeau de prouver dans quelle mesure un fusionnement concentré ne diminuerait pas sensiblement ou n'empêcherait pas la concurrence. Actuellement, la Loi prévoit que le Tribunal de la concurrence ne peut rendre une ordonnance en se fondant uniquement sur les parts de marché ou les niveaux de concentration.
- Examen des normes relatives aux injonctions : L'article 104 de la Loi permet au Tribunal de la concurrence de rendre des ordonnances provisoires pour protéger la concurrence pendant la contestation d’une fusion. Toutefois, le Bureau note que les contraintes de temps et le lourd fardeau de la preuve (découlant de son expérience dans l'affaire Secure/Tervita) ont établi une norme élevée pour l'obtention d'une injonction, ce qui remet en cause l'aspect pratique de cette disposition. À ce titre, le Bureau demande l'adoption d'une norme plus réaliste pour l'obtention d'une mesure provisoire visant à protéger la concurrence jusqu'à ce que les procédures en lien avec la contestation soient terminées.
- Autres recommandations liées aux fusions : Le Bureau demande également des modifications pour :
- s'assurer que les mesures correctives préservent l'état de la concurrence avant la fusion (plutôt que de remédier à la substantialité de tout préjudice à la concurrence, ce qui est la norme juridique actuelle);
- étendre le délai de prescription pour les contestations de fusions d'un an à trois ans afin de permettre l'examen d'un nombre plus important de fusions non notifiées (bien que le délai étendu s'appliquerait également aux fusions notifiées);
- éliminer les « échappatoires » dans les préavis de fusion, en exigeant, par exemple, d’inclure toutes les ventes effectuées par la cible au Canada dans le calcul visant à déterminer si la taille de la cible dépasse le seuil applicable (à l'heure actuelle, seuls les actifs de la cible au Canada ou les revenus provenant des ventes au Canada et à partir du Canada générés par ces actifs sont pris en compte), et de soumettre à l’obligation de notification les opérations connexes effectuées en série et des coentreprises non constituées en société (qui sont actuellement largement exemptées de notification).
Contraintes du Bureau dans l'administration de la Loi
- Pouvoirs de collecte de renseignements civils : Citant un processus long et difficile pour obtenir une citation à comparaître afin d'obliger un témoignage oral ou la production de dossiers ou de déclarations écrites, le Bureau recommande de pouvoir exiger des renseignements dans les affaires civiles sans autorisation judiciaire.
- Pénalités accrues : Telles qu'elles existent, les sanctions administratives pécuniaires (SAP) et les amendes pénales prévues par la Loi ne sont pas assez élevées, selon le Bureau, pour dissuader les entreprises multimilliardaires d'adopter des comportements anticoncurrentiels. Par conséquent, le Bureau réclame des sanctions plus souples pouvant excéder les profits réalisés suite à une conduite abusive ou anticoncurrentielle.
- Rapidité et coût des litiges : Pour faire face aux contraintes rencontrées dans le cadre des litiges, le Bureau réclame la simplification et l’accélération du processus de litige tout en maintenant l'équité procédurale, et l’immunité du commissaire contre l'attribution de dépenses.
Prévention accrue à l’endroit des collaborations entre concurrents
- Criminaliser les conspirations du côté des acheteurs : Le mémoire du Bureau réitère l'appel lancé par le Bureau dans d'autres forums en faveur de pouvoirs permettant d'intenter des poursuites criminelles contre certaines conspirations entre acheteurs, y compris les ententes de fixation des salaires et les accords de non‑débauchage.
- Limiter l'approche de la défense « portée à la connaissance » pour les offres conjointes : Lorsqu'une personne demande une soumission ou un appel d'offres et est informée d'une entente entre soumissionnaires au moment de la soumission ou avant, cette action n’est pas considérée comme une violation de l'infraction de truquage d’offres en vertu de la Loi. Le Bureau propose de permettre la défense « portée à la connaissance » uniquement lorsque des concurrents présentent une seule soumission conjointe (excluant son application à des soumissionnaires multiples présentant des soumissions multiples assujetties à une entente). Le Bureau demande également de transférer à l'accusé le fardeau de présenter une défense « portée à la connaissance », plutôt que d'exiger de la Couronne qu'elle démontre que la soumission conjointe n'a pas été divulguée.
- Collaborations entre concurrents pouvant faire l'objet d'un examen au civil : Le Bureau recommande un renforcement des dispositions civiles relatives à la collaboration entre concurrents, y compris l’élargissement des recours disponibles pour inclure les recours prescriptifs et les SAP, et demande d’être en mesure de traiter les accords et dommages passés, d’éliminer l'exception relative aux gains en efficience, d’adapter le mécanisme de notification pour les ententes de règlement des litiges en matière de brevets pharmaceutiques et de permettre l’accès privé pour les affaires de collaboration entre concurrents. Dans leur ensemble, ces réformes suggérées augmentent considérablement la responsabilité potentielle pour les collaborations non criminelles entre concurrents au Canada.
Élargir la portée des dispositions sur l'abus de position dominante
- Objectif plus large : Le mémoire du Bureau recommande l’élargissement de la définition actuelle de la conduite abusive, qui s’applique pour le moment aux concurrents, ayant des pratiques de prédateur, ou cherchant à exclure un concurrent ou encore qui souhaitent utiliser des sanctions disciplinaires contre ce dernier. De l’avis du Bureau, la disposition devrait englober toute conduite qui nuit au processus concurrentiel ou à la concurrence en général, même si elle n'est pas dirigée contre un concurrent en particulier.
- Accès privé : Compte tenu des ressources limitées du Bureau, le mémoire du Bureau suggère de permettre l’accès privé au Tribunal pour les cas d'abus de position dominante afin de suppléer aux pouvoirs du Bureau à cet égard.
Autres recommandations
- Acquisitions de concurrents émergents : Afin de prévenir les « acquisitions anticoncurrentielles », le Bureau recommande d’adopter une norme plus réaliste pour établir les effets anticoncurrentiels en vertu des dispositions relatives à l'examen des fusions, à l'abus de position dominante et à la collaboration entre concurrents lorsqu'un concurrent émergent est encore en train de développer des produits et que, par conséquent, le fardeau de la preuve concernant la probabilité, l'opportunité et l'importance d'une nouvelle entrée ou d'une expansion est difficile à remplir.
- Pratiques commerciales trompeuses : Pour améliorer la mise en œuvre des dispositions concernant les pratiques commerciales trompeuses, le Bureau demande que la Loi reconnaisse explicitement l’effet dommageable de l’affichage de « prix partiels », et d’inverser le fardeau de la preuve pour les annonceurs, en vertu des dispositions sur le prix de vente ordinaire, afin de démontrer que l’allégation de vente est sincère; on remarque par ailleurs qu’aucune recommandation n’est émise à l’égard des problèmes plus généraux de pratiques commerciales trompeuses sur les marchés numériques.
Conclusion
Le mémoire du Bureau reflète les préoccupations décrites par le commissaire Boswell comme nécessitant un « réexamen en urgence de nos lois », et fondées notamment sur les expériences récentes du Bureau , et va au‑delà des inquiétudes quant à l’efficacité de la Loi à l’ère des marchés numériques. Même si le temps est peut-être venu de moderniser la Loi, le processus de consultation du sénateur Wetston ne constitue qu'un point de départ pour cette discussion. L'impact significatif d'une vaste réforme pourrait avoir sur le comportement concurrentiel et l'économie canadienne en général doit être soigneusement évalué à l'aide d'un processus de consultation approfondi impliquant la communauté des affaires du Canada et d'autres intervenants clés.
Pour obtenir plus d'informations, veuillez consulter nos Perspectives pour 2022 en droit de la concurrence/antitrust et de l’investissement étranger.
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