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Nouveau régime québécois de sûreté sur dépôts bancaires et autres créances pécuniaires

Notre bulletin du 3 décembre 2014 faisait état du dépôt au Québec d’un projet de loi modifiant le Code civil du Québec (« CCQ »), notamment en matière d’hypothèque sur des dépôts bancaires et autres créances pécuniaires et en matière d’hypothèques constituées au bénéfice d’une pluralité de créanciers. Le projet de loi a été adopté le 21 avril 2015. Les modifications au CCQ permettant l’octroi d’une sûreté à un représentant (agent) d’une pluralité de créanciers d’une manière semblable à ce qui se fait dans les provinces de common law et aux États-Unis sont entrées en vigueur à la même date.

Ce bulletin porte sur le nouveau régime applicable aux créances pécuniaires, en mettant l’accent sur celles portant sur des dépôts bancaires ou des sommes d’argent versées à titre de garantie. Ce nouveau régime entrera en vigueur le 1er janvier 2016. Les nouvelles règles s’ajoutent aux dispositions actuelles, mais sans les écarter; l’effet des dispositions actuelles s’en trouve cependant modifié. Un créancier souhaitant obtenir une sûreté sur des créances pécuniaires aura avantage à se prévaloir du nouveau régime.

Essentiellement, le nouveau régime permet de constituer une hypothèque avec dépossession (c’est-à-dire un gage) sur une créance pécuniaire, ce qui n’était généralement pas possible auparavant.

Le nouveau régime s’inspire de celui que l’on retrouve à l’article 9 du Uniform Commercial Code (« UCC ») en vigueur aux États-Unis pour les comptes de dépôt (deposit accounts). Il faut cependant souligner que les dispositions correspondantes du UCC se limitent aux comptes de dépôt auprès d’une banque et ne s’étendent pas à un dépôt d’argent en garantie qui ne serait pas un dépôt bancaire.

Nous traiterons successivement de la notion de créance pécuniaire, de la constitution et de l’opposabilité au tiers du gage d’une telle créance, du rang et de l’exercice de ce gage, des règles de conflits de lois (détermination de la loi applicable) et du droit transitoire. Nous conclurons avec quelques considérations pratiques pour le futur.

  1. Notion de créance pécuniaire

Essentiellement, une créance pécuniaire est une créance portant sur une somme d’argent. Un dépôt d’argent auprès d’une institution financière recevant des dépôts du public (une banque, une coopérative de services financiers telle qu’une Caisse Desjardins, etc.) est une créance pécuniaire; pour alléger le texte, nous utiliserons l’expression « dépôt bancaire » pour désigner un tel dépôt d’argent. Une somme d’argent versée pour garantir l’exécution d’une obligation constitue également une créance pécuniaire; on pense ici à un dépôt de garantie versé par un locataire à un locateur ou par un soumissionnaire à un donneur d’ouvrage. Bien sûr, la notion de créance pécuniaire va bien au-delà de ces exemples; un prêt, un solde de prix de vente et une somme due pour services rendus constituent aussi des créances pécuniaires.

Le régime du gage sur créances pécuniaire exclut cependant une créance représentée par un titre négociable ou encore une valeur mobilière ou un titre intermédié au sens de la Loi sur le transfert de valeurs mobilières et l’obtention de titres intermédiés[1]. D’autres règles prévues au CCQ permettent déjà le gage d’un titre négociable, d’une valeur mobilière ou d’un titre intermédié.

  1. Constitution et opposabilité du gage par maîtrise

La dépossession requise à la création d’un gage sur une créance pécuniaire s’opère par la « maîtrise » qu’en obtient le titulaire du gage (appelé ici « gagiste » pour alléger le texte). La maîtrise rend le gage automatiquement opposable aux tiers; aucune inscription dans le registre québécois des sûretés mobilières n’est requise. La maîtrise s’obtient différemment selon que l’on se trouve dans un rapport bilatéral ou tripartite.

Par rapport bilatéral, nous entendons une situation où le créancier d’une créance la donne en gage à la personne qui est la débitrice de cette créance. Par exemple, le client d’une banque et cette dernière sont dans un rapport bilatéral si le gage porte sur un dépôt bancaire du client auprès de la banque. Il y a aussi un rapport bilatéral lorsqu’une partie à un contrat verse une somme d’argent à l’autre partie pour garantir une obligation due à l’autre partie en vertu du contrat. Dans un rapport bilatéral, la maîtrise du gagiste est obtenue du seul fait que le créancier de la créance (le constituant du gage) consent à ce que la créance garantisse une obligation due au gagiste.

Dans un rapport tripartite (c’est-à-dire lorsque la créance mise en gage est due par un tiers, et non pas le gagiste), deux méthodes d’obtention de la maîtrise sont prévues.

La première méthode est la conclusion d’un accord de maîtrise. Seulement deux catégories de créances peuvent faire l’objet d’un gage par accord de maîtrise : un dépôt bancaire ou un dépôt d’argent versé à titre de garantie. Dans le premier cas, il s’agira du client d’une banque qui donnera en garantie à un créancier (autre que la banque) le solde créditeur d’un compte auprès de cette banque. Dans le second cas, il s’agira d’un contractant qui versera à un tiers (par exemple une société de fiducie ou un notaire) une somme d’argent pour garantir une obligation due au cocontractant en vertu du contrat.

L’accord de maîtrise est un accord entre le constituant du gage, le gagiste et le tiers débiteur de la créance donnée en gage par lequel ce dernier convient de se conformer aux instructions du gagiste quant à la disposition du dépôt bancaire ou de la somme d’argent sans le consentement additionnel du constituant. Soulignons par ailleurs que le tiers (par exemple, la banque dépositaire) n’est jamais tenu de devenir partie à un accord de maîtrise.

Une seconde méthode d’obtention de la maîtrise dans un rapport tripartite est prévue pour des dépôts bancaires : le gagiste éventuel en obtient la maîtrise en devenant titulaire du compte financier auquel les dépôts sont crédités. Ainsi, il pourra remplacer le constituant comme titulaire du compte et alors obtenir la maîtrise (l’acquiescement de la banque tenant le compte étant bien sûr nécessaire).

La maîtrise par accord de maîtrise et par titularité du compte se ressemblent en ce qu’elles permettent au gagiste d’exercer les droits afférents aux dépôts crédités au compte. La différence entre les deux méthodes réside dans ce que dans le premier cas le constituant reste le titulaire du compte alors que dans le second cas le gagiste devient le titulaire du compte.

Tant le consentement requis pour obtenir la maîtrise dans un rapport bilatéral que l’accord de maîtrise requis dans un rapport tripartite n’ont pas à être consignés par écrit. Il est donc clair que l’article 2689 CCQ ne reçoit pas application (cet article requérant l’indication de son montant dans le cas d’une hypothèque devant être constituée par écrit). Bien sûr, dans les deux cas, les parties consigneront généralement leur entente par écrit pour établir clairement leur intention. Cet écrit ne sera toutefois pas un acte constitutif d’hypothèque.

  1. Priorité de rang

Un gage d’une créance pécuniaire aura priorité de rang sur une hypothèque sans dépossession affectant la même créance et inscrite antérieurement au registre des sûretés. Prenons l’exemple d’une entreprise accordant à un prêteur une hypothèque sur l’ensemble de ses biens présents et futurs. Si cette entreprise a un compte bancaire auprès d’une banque autre que le prêteur, l’hypothèque pourra affecter le solde créditeur à ce compte. Si toutefois l’hypothèque n’est rendue opposable aux tiers que par une inscription au registre québécois des sûretés, cette hypothèque prendra rang après un gage que l’entreprise accorderait à la banque sur le solde du compte même si la maîtrise du gagiste était subséquente à l’inscription de l’hypothèque du prêteur.

Le nouveau régime traite aussi d’un conflit entre plusieurs gages de la même créance pécuniaire. Diverses règles sont alors prévues, s’inspirant également du UCC[2]. En pratique, la plus importante est la suivante : un gage obtenu dans un rapport bilatéral a priorité de rang sur un gage de la même créance obtenu par un accord de maîtrise dans un rapport tripartite.

L’exemple suivant illustre cette règle. A (constituant) accorde à C (créancier) une sûreté sur tout solde créditeur présent et futur à son compte auprès de sa banque (B). Un accord de maîtrise intervient entre A, B et C. Subséquemment, A accorde à B une sûreté sur tout solde créditeur au même compte. B et C ont chacun la maîtrise, mais la banque B aura une priorité de rang même si son gage est subséquent à celui de C.

En raison de cette règle, le créancier C voudra certainement demander à la banque B de subordonner sa priorité de rang au gage obtenu par C, sauf quant aux sommes pouvant être dues à la banque B en raison de la gestion du compte ou de crédits au compte subséquemment annulés[3]. Cette pratique est courante aux États-Unis.

Soulignons que la sûreté du gagiste, comme toute autre sûreté, prendra rang après les droits bénéficiant d’une super priorité en vertu de la loi, comme la fiducie présumée de l’article 2.27(4.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu (Canada) relative à certaines sommes dues à la Couronne fédérale.

  1. Exercice du gage

Le CCQ prévoit que le titulaire d’une hypothèque sur une créance a le pouvoir de la percevoir. Ce pouvoir peut être exercé même si le constituant n’est pas en défaut et l’exercice de ce pouvoir n’est pas considéré comme un recours assujetti aux règles du CCQ sur la réalisation d’une hypothèque.

Dans une relation bilatérale, le gagiste d’une créance pécuniaire pourra la percevoir en effectuant compensation entre ce qu’il doit au titre de cette créance et la dette garantie par le gage. La compensation est en effet une façon d’obtenir paiement.

Dans une relation tripartite avec accord de maîtrise, l’accord permettra au gagiste de demander paiement de la créance à la banque ou autre tiers qui la doit. Dans le cas où le gagiste avait ainsi permis initialement à la banque de traiter avec le client (et par exemple d’effectuer des retraits à un comte visé par le gage), le gagiste mettra fin à cette autorisation.[4] Ce retrait ne sera assujetti à aucune exigence de notification, d’inscription ou autre formalité.

Le gagiste est donc ici dans une situation plus avantageuse que le titulaire d’une hypothèque sans dépossession sur un ensemble de créances qui aurait permis au constituant de les percevoir jusqu’à retrait de cette autorisation. Le CCQ exige alors que ce retrait soit inscrit au registre des sûretés et notifié au constituant et aux débiteurs de créances[5].

  1. Conflits de lois et droit applicable

Les règles de conflit de lois du Québec prévoient présentement que la loi applicable à la validité, à l’opposabilité aux tiers et au rang d’une sûreté sur une créance est généralement la loi du domicile du constituant[6]. Le nouveau régime adopte sur ces questions des règles particulières pour une créance pécuniaire portant sur un dépôt bancaire ou une somme d’argent versée à titre de garantie; la règle générale (loi du domicile du constituant) continue de s’appliquer à toute autre créance pécuniaire.

Ces règles particulières s’articulent en fonction de diverses situations factuelles et elles s’harmonisent avec les règles de conflit de lois relatives aux sûretés sur des titres intermédiés ou encore à celles du UCC relatives aux sûretés sur des dépôts bancaires. La règle particulière qui sera le plus souvent applicable sera la suivante : la loi régissant la validité, l’opposabilité aux tiers et le rang d’une sûreté sur un dépôt bancaire ou un dépôt d’argent en garantie sera la loi choisie par les parties au dépôt pour régir ces questions ou, en l’absence d’un tel choix, la loi choisie par les parties pour régir leur contrat relatif au dépôt bancaire ou dépôt en garantie. À titre d’exemple, si les parties à un compte bancaire (le client et la banque) stipulent sans plus dans leur convention relative au compte que le droit québécois régit leurs relations contractuelles, la validité, l’opposabilité aux tiers et le rang d’une sûreté sur un solde créditeur à ce compte sera régie par le droit québécois. Si la loi choisie était celle d’une juridiction ne reconnaissant pas la maîtrise comme moyen d’opposabilité aux tiers d’une sûreté sur un dépôt bancaire, un tribunal québécois ne pourrait reconnaître une telle sûreté obtenue par maîtrise.

  1. Droit transitoire

Le nouveau régime résumé ci-dessus entrera en vigueur le 1er janvier 2016 et il pourra entraîner une inversion des priorités de rang, car la priorité présentement accordée à une hypothèque sans dépossession inscrite avant toute autre hypothèque ne sera pas préservée lorsque l’autre hypothèque sera un gage. Ainsi, une banque qui obtiendrait le 1er janvier 2016 un gage sur un solde créditeur d’un compte tenu par elle aurait priorité sur une hypothèque sans dépossession antérieurement accordée à un autre créancier par le titulaire du compte.

Par ailleurs, le nouveau régime donnera effet à une maîtrise obtenue antérieurement au 1er janvier 2016 de la manière prévue par celui-ci même si une telle maîtrise n’était pas alors un mode de constitution et d’opposabilité au tiers d’un gage sur créance. Par conséquent, plusieurs ententes bilatérale ou tripartites actuelles relatives à des dépôts bancaires deviendront automatiquement des gages le 1er janvier 2016 dans la mesure où ces ententes satisfont aux exigences d’obtention de la maîtrise selon les nouvelles règles.

  1. Considérations pratiques

À compter du 1er janvier 2016, le consentement du constituant à ce qu’une créance pécuniaire garantisse l’exécution d’une obligation sera suffisant pour que le gagiste obtienne la maîtrise de cette créance dans un rapport bilatéral (c’est-à-dire lorsque le gagiste est également le débiteur de la créance pécuniaire donnée en gage — par exemple une banque, si le gage porte sur un dépôt bancaire du constituant auprès de celle-ci). Ce consentement est sans doute clairement établi dans les ententes conclues avant le 1er janvier 2016 qui contiennent une hypothèque affectant des dépôts bancaires, mais il pourrait en être autrement dans d’autres circonstances. Le simple fait qu’un contractant bénéficie d’un droit de compensation ne signifie pas nécessairement que son cocontractant avait l’intention d’accorder une sûreté sur la créance pouvant être compensée.

À compter du 1er janvier 2016, pour qu’un gagiste éventuel obtienne la maîtrise d’un dépôt bancaire ou d’un dépôt en garantie dans un rapport tripartite (c’est-à-dire lorsque le dépôt à être donné en gage est dû par un tiers), les parties doivent conclure un accord de maîtrise. Ces accords sont déjà courants à l’égard de comptes de titres et sont également utilisés présentement (sans toutefois bénéficier de la priorité accordée par la maîtrise) à l’égard de comptes bancaires dans certains prêts garantis. La négociation d’accords de maîtrise pour des dépôts détenus auprès d’institutions financières tierces deviendra bientôt une pratique courante au Québec.

Afin de se prévaloir du nouveau régime, les banques, institutions financières et autres créanciers qui veulent obtenir une sûreté sur des dépôts bancaires ou autres créances pécuniaires voudront peut-être examiner et, le cas échéant, réviser leur documentation ou leurs pratiques afin de s’assurer que la maîtrise de ces créances pécuniaires sera obtenue adéquatement.


[1] L.R.Q., c. T-11.002.

[2] Les règles du UCC se retrouvent à l’article 9-327.

[3] On pense notamment à des chèques déposés au compte et retournés impayés.

[4] La maîtrise n’est pas affectée par le fait que le constituant (créancier de la créance pécuniaire) conserve le droit de donner des instructions relativement à la créance, par exemple en effectuant des retraits à un compte visé par le gage.

[5] Art. 2745 CCQ

[6] Art. 3105 CCQ.

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