Un blogue big and beautiful : l’érosion de la base d’imposition, le Canada et une grosse facture américaine

Le 22 mai 2025, la Chambre des représentants des États-Unis a adopté le One Big Beautiful Bill Act (l’« OBBBA »). L’OBBBA comprend une proposition (appelée l’« article 899 ») visant directement les pays qui ont mis en œuvre certaines mesures fiscales conformément aux initiatives de l’OCDE sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (le « BEPS »). S’il est adopté, l’article 899 imposerait des retenues d’impôt américaines supplémentaires sur le rapatriement de fonds des États-Unis au Canada, ce qui aurait une incidence défavorable importante sur les investisseurs canadiens.
Contexte : BEPS 2.0
Les initiatives de l’OCDE sur le BEPS ciblent des stratégies de planification fiscale dans le cadre desquelles les entreprises multinationales déplacent artificiellement leurs bénéfices vers des juridictions à faible ou sans imposition afin de réduire les charges fiscales. L’OCDE estime que ces stratégies d’évitement fiscal encouragent une concurrence fiscale mondiale malsaine qui entraîne une réduction nette des recettes fiscales mondiales (c.-à-d. une course vers le bas). L’OCDE a publié des recommandations visant à cibler le BEPS. La deuxième phase des recommandations, BEPS 2.0, publiée en 2020, repose sur deux piliers : le Pilier Un cible les défis posés par les grandes entreprises qui tirent parti de la numérisation de l’économie mondiale, et le Pilier Deux est un cadre pour un impôt minimum mondial.
Pilier Un – Taxe sur les services numériques
Le régime fiscal mondial des entreprises multinationales (qui se reflète dans les conventions relatives à la double imposition) répartit les droits d’imposition entre les pays, souvent sur la base de principes obsolètes. Par exemple, les revenus d’entreprises ne sont généralement imposables que lorsque les revenus sont gagnés par l’intermédiaire d’un « établissement stable » dans un pays qui exige une présence physique, telle qu’une succursale, un bureau ou une usine. De nombreuses entreprises du secteur numérique tirent un revenu substantiel des « pays de marché » sans aucune présence physique. Ainsi, certaines des plus grandes entreprises numériques du monde peuvent gagner un revenu important dans des pays de marché où elles paient peu d’impôt sur le revenu des sociétés, voire aucun.
Le Pilier Un propose une approche internationale coordonnée pour accroître les droits des pays de marché d’imposer un impôt sur les plus grandes entreprises internationales du monde. L’objectif de l’OCDE est d’empêcher des mesures nationales fragmentaires (comme les taxes sur les services numériques) qui pourraient donner lieu à une double imposition et qui seraient par ailleurs incompatibles avec les principes de la fiscalité internationale.
Le Pilier Un n’a pas progressé, en grande partie en raison des objections des États-Unis, où se trouve la majorité des entreprises multinationales susceptibles d’être assujetties à un impôt supplémentaire en vertu du Pilier Un. En l’absence d’un consensus international prévisible sur le Pilier Un, le Canada est l’un des pays qui a adopté sa propre taxe sur les services numériques (comme il est indiqué ci-après).
Pilier Deux – Impôt minimum mondial
L’objectif du Pilier Deux est de veiller à ce que les grandes entreprises multinationales soient assujetties à un taux d’imposition effectif minimum d’au moins 15 % sur le revenu mondial. Cet objectif est double : premièrement, il s’agit de dissuader les multinationales de transférer leurs bénéfices vers des juridictions à faible imposition, et deuxièmement, de dissuader les pays d’adopter des régimes à faible imposition pour attirer ces profits.
L’application du Pilier Deux est limitée aux entreprises multinationales dont les revenus annuels mondiaux dépassent 750 M€ (un « groupe admissible »), avec des exemptions touchant certaines entités telles que les organismes publics et les organismes sans but lucratif.
L’impôt minimum mondial comporte trois composantes applicables aux membres des groupes admissibles :
- Impôt complémentaire minimum national (l’« ICMN ») : Le pays où réside une filiale membre d’un groupe admissible peut adopter un ICMN, qui permet de s’assurer qu’un taux effectif d’imposition minimum de 15 % s’applique aux revenus de ses contribuables calculés aux fins du Pilier Deux. Ainsi, le pays de résidence du membre peut disposer des premiers droits d’imposer le revenu.
- Règle d’inclusion du revenu (une « RDIR ») : Si une filiale membre n’est pas assujettie à un impôt d’au moins 15 % aux termes d’un ICMN admissible (un « ICMNA ») dans son pays de résidence, le pays où réside l’entité mère du groupe admissible peut alors appliquer un impôt complémentaire à la société mère à l’égard du revenu de la filiale membre. Cette disposition est semblable à un régime visant les sociétés étrangères contrôlées (comme le RÉATB au Canada ou le GILTI aux États-Unis) qui impose un impôt à une société mère dont l’une de ses filiales contrôlées tire un revenu insuffisamment imposé.
- Règle relative aux profits insuffisamment imposés (la « RPII ») : Si a) aucun ICMNA ne s’applique au revenu d’un membre et b) l’entité mère du groupe admissible n’est pas assujettie à une RDIR, alors la RPII s’applique et permet au pays de résidence de tout membre du groupe admissible d’appliquer un impôt complémentaire à l’égard des profits insuffisamment imposés.
La RPII est particulièrement controversée parce qu’elle prévoit un impôt sur les profits qui n’appartiennent ni au contribuable ni à une filiale du contribuable. Il s’agit là d’une nouvelle approche en matière d’imposition des groupes d’entreprises, analogue à la responsabilité solidaire d’un groupe de contribuables pour les profits insuffisamment imposés au sein de l’ensemble du groupe consolidé. La RPII vise (en théorie) à inciter les pays à adopter le Pilier Deux, car s’ils ne le font pas, d’autres pays auront le droit d’imposer indirectement tout revenu insuffisamment imposé.
Toutefois, comme il est indiqué ci-après, les États-Unis ne sont pas disposés à adopter le Pilier Deux et ont des objections particulières à l’égard de la RPII. Aux termes de la RPII, par exemple, une société canadienne qui est membre d’une multinationale établie aux États-Unis peut être imposée sur le revenu d’une entité du groupe multinational qui a été « insuffisamment imposée » selon les calculs du Pilier Deux, même si le revenu n’est ni un revenu de l’entité canadienne ni un revenu d’une de ses filiales.
Impôts canadiens mettant en œuvre les Piliers Un et Deux
Taxe sur les services numériques (la « TSN »)
Le Pilier Un semble devoir être abandonné. Toutefois, le Canada souscrit à son principe sous-jacent selon lequel les pays doivent considérer leurs consommateurs (et en particulier les données relatives aux consommateurs) comme une ressource. La TSN est une taxe de 3 % sur le revenu des services numériques de source canadienne que tirent les grands contribuables canadiens et étrangers des consommateurs canadiens. La TSN s’applique rétroactivement au 1er janvier 2022[1].
Les contribuables sont assujettis à la TSN à l’égard d’une année civile donnée s’ils respectent les deux exigences suivantes :
- le contribuable a tiré un revenu global de toutes les sources d’au moins 750 M€ au cours de l’année civile précédente;
- le contribuable a tiré un revenu canadien des services numériques de plus de 20 M$ CA au cours d’une année civile donnée.
La taxe de 3 % est prélevée sur l’excédent du revenu canadien des services numériques pour une année civile donnée sur 20 M$ CA.
Le revenu dans le champ d’application se compose généralement du revenu provenant :
- des services de marchés en ligne offerts aux consommateurs canadiens;
- des services de publicité en ligne ciblant les consommateurs canadiens;
- de services de médias sociaux offerts aux consommateurs canadiens;
- de la vente de données d’utilisateurs canadiens, ou de l’octroi de licence d’utilisation de données d’utilisateurs, obtenues auprès d’un marché en ligne, d’une plateforme de médias sociaux ou d’un moteur de recherche en ligne.
Les seuils de la TSN sont tels qu’en pratique, seules les grandes sociétés de technologie des États-Unis entrent dans le champ d’application.
Loi sur l’impôt minimum mondial (la « LIMM »)
Le Canada a adopté le Pilier Deux en adoptant la LIMM en 2024, qui, au moment de son adoption, comprenait un ICMNA et une RDIR. Les modifications proposées visent l’adoption de la RPII en 2026.
L’OBBBA – l’article 899
De nombreuses juridictions (y compris le Canada, l’Australie, le Royaume-Uni et l’UE) ont adopté une législation pour mettre en œuvre le Pilier Deux et les taxes sur les services numériques fondées sur les principes du Pilier Un.
Les États-Unis s’opposent au Pilier Un et aux taxes sur les services numériques et n’ont pas l’intention de se conformer au Pilier Deux. Bien que les dernières mesures aient été proposées par l’administration Trump, l’administration Biden avait déjà lancé des enquêtes et déposé diverses plaintes commerciales concernant la TSN du Canada.
L’article 891 : Pouvoir d’imposition en représailles hérité de la Grande dépression aux États-Unis
L’article 891 de l’Internal Revenue Code, édicté en 1934 dans la foulée de la loi intitulée Smoot-Hawley Tariff Act, donne au président le pouvoir de déclarer que des citoyens ou des sociétés américains sont soumis à un « impôt discriminatoire ou extraterritorial » (discriminatory or extraterritorial taxes) sous le régime des lois d’un pays étranger. Lorsque cette déclaration est faite, les taux de l’impôt sur le revenu aux États-Unis applicables aux citoyens ou aux sociétés de ce pays étranger sont automatiquement doublés. L’article 891 n’a jamais été invoqué en 91 ans d’histoire.
Le premier jour de son mandat, le président Trump a signé un décret pour lancer une enquête sur la question de savoir si des pays étrangers assujettissaient des citoyens ou des sociétés américains à un « impôt discriminatoire ou extraterritorial ». Si le président Trump invoque l’article 891 contre le Canada, les conséquences devraient être relativement mineures par rapport aux effets de l’article 899 proposé. L’augmentation des taux de l’impôt sur le revenu aux États-Unis prévue à l’article 891 n’aurait d’incidence que sur les particuliers qui sont des citoyens canadiens et qui sont assujettis à l’impôt sur le revenu aux États-Unis et les sociétés canadiennes ayant des succursales aux États-Unis (ou qui sont, pour quelque autre raison, assujettis à l’impôt sur le revenu des États-Unis). L’article 891 n’aurait aucune incidence sur les sociétés résidant aux États-Unis qui appartiennent à un groupe multinational ni sur les taux de retenue à la source américains sur les distributions provenant de ces sociétés.
Article 899 : Nouvel impôt en représailles dans le cadre du nouveau protectionnisme américain
L’article 899 proposé est nettement plus punitif que l’article 891. L’article 899 propose d’imposer une retenue d’impôt supplémentaire sur certains paiements effectués par un contribuable américain à une personne résidant dans un « pays étranger discriminatoire ». Un « pays étranger discriminatoire » s’entend de tout pays qui impose un ou plusieurs « impôts étrangers injustes », notamment les TSN et la RPII. Le taux de retenue d’impôt augmentera de 5 % pour chaque année durant laquelle un pays impose un impôt étranger injuste. Le point de départ est le plus bas des taux suivants, soit le taux de retenue d’impôt prévu par la loi américaine (30 %) ou le taux prévu par la convention fiscale applicable. La limite supérieure de la retenue d’impôt supplémentaire est de 20 % au-dessus du taux légal américain (soit 50 %).
L’article 899 a une portée plus large que l’article 891. Il tient compte des intérêts, des dividendes, des loyers, des salaires, des traitements, des gains tirés de la disposition d’intérêts immobiliers aux États-Unis, des bénéfices de succursales et d’autres formes de paiement d’un résident américain à une entité étrangère située dans une juridiction qui impose un impôt étranger injuste. Dans le cas des sociétés canadiennes ayant des filiales aux États-Unis, cela pourrait signifier un doublement, voire un triplement de la retenue d’impôt américain (à court terme) et une multiplication par dix (à long terme). Le taux de retenue d’impôt américain, réduit par la convention fiscale, qui s’applique aux dividendes payables par une société américaine à son unique actionnaire canadien est actuellement de 5 %.
On ne sait pas si et quand l’OBBBA sera adopté, mais l’augmentation des retenues d’impôt prendra effet 90 jours après l’adoption du projet de loi. Les hausses de taux ont une incidence sur les paiements provenant des sociétés ainsi que sur les exonérations d’impôt et, éventuellement, sur les structures de sociétés de personnes, notamment, par exemple, les fonds de capital-investissement. Il est peu probable que la convention fiscale entre le Canada et les États-Unis s’applique pour accorder une exemption aux Canadiens puisque l’article 899 vise à remplacer les conventions fiscales.
Conclusion
L’OBBBA est actuellement examiné par le Sénat américain. Il est possible que le Sénat, sous la pression des parties prenantes concernées, supprime l’article 899 ou réduise son impact. Toutefois, les menaces et les mesures visant à imposer des contre-mesures punitives aux pays qui ont adopté des TSN ne constituent pas une position de politique américaine nouvelle ou éphémère. Si l’on peut comprendre l’inquiétude des États-Unis quant au fait que les TSN et la RPII ciblent injustement des sociétés américaines, il n’en demeure pas moins que les répercussions majeures pour les investisseurs canadiens sont tout sauf beautiful.
Dans l’hypothèse où les États-Unis continuent de faire preuve d’une grande belligérance à l’égard de leurs partenaires commerciaux, le gouvernement fédéral du Canada a le choix : soit maintenir la TSN et la RPII par principe, soit accepter la réalité de la menace économique imposée par l’article 899 et retirer ces mesures (qui ne devraient de toute façon pas dégager des revenus importants). Les Canadiens peuvent bien s’employer à jouer des coudes, mais ces éléments ne sont peut-être pas ceux du projet BEPS qui valent la peine pour eux de prendre le risque de se retrouver au banc des pénalités.
[1] Des mises à jour sur la mise en œuvre des nouvelles exigences de la TSN sont disponibles ici et ici (en anglais seulement).
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