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Modification proposée à la politique fiscale touchant les entreprises multinationales Canadiennes

Par le groupe national de pratique du droit fiscal de McCarthy Tétrault

Le 4 février 2022, le gouvernement fédéral canadien a publié, afin de recueillir les commentaires du public, un ensemble de propositions législatives visant à mettre en œuvre un certain nombre de nouvelles mesures fiscales. Ces propositions comprenaient des modifications proposées à la Loi de l'impôt sur le revenu (Canada) (la « Loi de l'impôt ») qui, si elles sont adoptées, limiteraient la déduction des intérêts à 30 % du « bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement (BAIIDA) fiscal » (la « règle des 30 % du BAIIDA »). Conformément au rapport sur l'action 4 du projet sur l’érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices (BEPS) de l'OCDE et du G20, la règle des 30 % du BAIIDA vise à répondre aux préoccupations relatives à l'érosion de l'assiette fiscale découlant de la déduction, à des fins fiscales, d'intérêts et d'autres coûts de financement excessifs, principalement dans le contexte d’entreprises multinationales (« EMN ») et d’investissements transfrontaliers. La règle des 30 % du BAIIDA est complexe, et ce d'autant plus qu’il est prévu que plutôt que de les remplacer, qu’elle s'applique conjointement avec la multitude de règles existantes qui visent la déductibilité des frais d'intérêt aux fins de l'impôt canadien.

Étant donné que les règles existantes visent principalement les non‑résidents qui investissent au Canada, le fait d'adopter la règle des 30 % du BAIIDA sans supprimer une des règles existantes suggère que la règle des 30 % du BAIIDA vise les EMN canadiennes et représente un changement de cap important dans la politique fiscale canadienne. L'effet principal de la règle des 30 % du BAIIDA sera assez semblable à celui d'une règle antérieure de déductibilité des intérêts qui fut adoptée puis abrogée dans les années 2000 après qu'un groupe consultatif international mandaté par le gouvernement canadien eut conclu qu'elle nuirait considérablement à la capacité des EMN canadiennes à faire face à la concurrence internationale. Un aspect fondamental de la politique fiscale canadienne est de permettre aux EMN canadiennes d'emprunter pour investir dans leurs activités à l'étranger afin de les encourager à devenir des entreprises canadiennes plus fortes et à ne pas devenir elles‑mêmes la cible de prises de contrôle étrangères. Le groupe consultatif sur la fiscalité internationale a conclu que ce serait une erreur d'abandonner cette politique, mais il semblerait que le gouvernement canadien a maintenant l’intention d'effectuer ce changement.

Principaux éléments de la règle des 30 % du BAIIDA

La règle des 30 % du BAIIDA limite le montant qu'un contribuable canadien peut déduire à titre d’intérêts et de frais de financement au cours d'une année donnée à un ratio fixe (40 % pour toute année d'imposition commençant au cours de l'année civile 2023, et 30 % par la suite) de son « revenu imposable modifié » (c'est‑à‑dire le BAIIDA fiscal) pour l'année. Le « revenu imposable modifié » d'un contribuable est essentiellement le revenu imposable du contribuable pour l'année (ou, si le contribuable est un non‑résident, son revenu imposable gagné au Canada), ajusté de manière à ne pas tenir compte de toute déduction demandée dans le calcul du revenu imposable à l'égard des intérêts et des frais de financement, de certains frais fiscaux et de la déduction pour amortissement, et auquel il est soustrait toute inclusion de revenu pour les intérêts et les revenus de financement, le revenu non imposé (y compris le revenu de source étrangère pour lequel un crédit pour impôt étranger est demandé au Canada) et certains autres montants. Sont notamment exclus du calcul du « revenu imposable modifié » d'un contribuable les revenus de dividendes dans la mesure où le contribuable a le droit de demander une déduction compensatoire en vertu de l'article 112 (pour les dividendes interentreprises provenant de sociétés canadiennes) ou de l'article 113 (pour les dividendes reçus de sociétés étrangères affiliées). Le revenu imposable modifié correspond ainsi au « BAIIDA fiscal » gagné au Canada.

La règle des 30 % du BAIIDA est destinée à s'appliquer de manière générale aux sociétés et fiducies résidentes et non résidentes du Canada. Il existe toutefois des exceptions pour certaines catégories d'entités dont les frais d'intérêt et de financement sont considérés comme présentant un faible risque relatif à l’érosion de la base d'imposition et au transfert de bénéfices (BEPS). Ces catégories d'entités comprennent, en termes généraux, (i) les sociétés privées sous contrôle canadien dont le capital imposable utilisé au Canada est inférieur à 15 millions de dollars, (ii) les groupes composés de sociétés et de fiducies dont le total des frais d'intérêt et de financement nets est inférieur ou égal à 250 000 $, et (iii) les groupes composés exclusivement ou presque exclusivement de sociétés et de fiducies résidant au Canada, à condition que la totalité ou la quasi‑totalité des activités de chaque entité du groupe soient exercées au Canada et que la totalité ou la quasi‑totalité des intérêts et des frais de financement du groupe soient payés à des personnes ou à des sociétés de personnes qui ne sont pas des « investisseurs indifférents relativement à l’impôt ».

La règle des 30 % du BAIIDA comprend un certain nombre de règles accessoires qui sont généralement de nature à alléger les charges. En vertu des règles proposées, un contribuable qui est membre d'un groupe consolidé sur le plan comptable peut choisir de calculer sa limite de frais d'intérêt et de financement en utilisant un « ratio de groupe » (généralement, le ratio représentant la dépense nette d’intérêts payés à des tiers sur le BAIIDA comptable du groupe) au lieu du ratio fixe, lorsque le « ratio de groupe » dépasse le ratio fixe applicable. Ce ratio de groupe devrait dans les faits faire en sorte que la règle des 30 % du BAIIDA ne s’applique pas à un contribuable dont les activités sont exercées uniquement au Canada . Les règles proposées prévoient également la possibilité, dans certains cas, de transférer la capacité inutilisée de demander des déductions d'intérêts et de frais de financement à d'autres membres canadiens du groupe. Enfin, la règle des 30 % du BAIIDA contient des dispositions qui permettent le report des intérêts et des frais de financement refusés pendant un maximum de vingt ans, et prévoient un report sur trois ans de la capacité de déduction inutilisée (dont l’effet revient à un report rétrospectif sur trois ans des intérêts et des frais de financement refusés).

Impact de la règle des 30 % du BAIIDA sur les EMN canadiennes investissant à l'étranger

Le Canada participe activement au projet BEPS depuis sa création en 2013 tout en travaillant unilatéralement à la mise en œuvre de mesures nationales anti‑BEPS. Il en résulte que la Loi de l'impôt contient un certain nombre de règles complexes ciblant l'érosion de la base d’imposition qui se chevauchent, en particulier dans le contexte des investissements directs étrangers au Canada, incluant, notamment, les règles de capitalisation restreinte, les règles relatives aux opérations de transfert de sociétés étrangères affiliées  (Foreign affiliate dumping rules) et les règles relatives aux prêts adossés. Contrairement à la plupart des pays qui ont adopté une limitation des intérêts basée sur le BAIIDA, au Canada, la règle des 30 % du BAIIDA est destinée à fonctionner en parallèle avec les règles existantes, plutôt qu'en remplacement de celles‑ci. Par conséquent, d'un point de vue pratique, les propositions ne devraient pas avoir d'impact important sur le montant des intérêts qu'une entreprise étrangère investissant au Canada peut actuellement utiliser pour réduire son coût fiscal canadien. Au contraire, la règle des 30 % du BAIIDA est susceptible d'avoir un impact important sur les EMN canadiennes qui empruntent pour investir à l'étranger. De plus, en raison du ratio de groupe, il est attendu que la règle des 30 % du BAIIDA n'ait pas d'incidence sur les contribuables canadiens qui exercent des activités commerciales uniquement au Canada.

À cet égard, la règle des 30 % du BAIIDA a un effet similaire à celui d'une règle plus ciblée de la Loi de l'impôt (qui se trouve aussi à l'article 18.2) proposée par le gouvernement canadien dans le budget fédéral de mars 2007. Le gouvernement canadien a introduit l'article 18.2 en réponse aux préoccupations croissantes concernant l'érosion de l'assiette fiscale canadienne en raison de la déductibilité des intérêts par les sociétés canadiennes à l'égard de l'argent emprunté dans le but de gagner des dividendes exonérés d'impôt provenant de sociétés étrangères affiliées. L'article 18.2, tel qu’il était proposé à l'origine, devait fonctionner comme une règle de limitation générale restreignant la déductibilité de l'intérêt sur l'argent emprunté et utilisé pour investir dans des actions de sociétés étrangères affiliées. En réponse aux commentaires du milieu des affaires canadien, le gouvernement canadien a formé, à la fin de l’année 2007, un groupe consultatif chargé d'étudier le régime canadien de fiscalité internationale (le « Groupe consultatif ») et a ensuite adopté une version édulcorée de l'article 18.2 qui se limitait à cibler les structures de financement dites « à double déduction ».

En décembre 2008, le Groupe consultatif a publié son rapport final (le « Rapport du Groupe consultatif »). Intitulé à juste titre « Promouvoir l'avantage fiscal international du Canada », le rapport du Groupe consultatif a adopté comme « principe le plus important » la proposition selon laquelle le régime de fiscalité internationale du Canada devrait faire en sorte que les entreprises canadiennes soient compétitives lorsqu'elles investissent à l'étranger. De l'avis du Groupe consultatif, « il est primordial pour le Canada que ses entreprises soient concurrentielles sur le plan international », car « le marché canadien est relativement petit » et « l'accès aux marchés étrangers est capital pour que les entreprises canadiennes puissent se développer et réaliser des économies d'échelle ». Guidé par ce « principe le plus important », le Groupe consultatif a recommandé (entre autres) au gouvernement canadien d’« élargir le régime d'exemption actuel à tous les revenus tirés d'entreprises exploitées activement à l'étranger par des sociétés étrangères affiliées » et de « n'imposer aucune nouvelle disposition visant à restreindre la déductibilité des frais d'intérêt des entreprises canadiennes à l’égard des emprunts effectués pour investir dans des sociétés étrangères affiliées » et conséquemment d’abroger l'article 18.2 de la Loi de l'impôt. Sur la base de la recommandation du Groupe consultatif, le gouvernement canadien a abrogé l'article 18.2 en 2009.

Si l'on considère l'histoire du développement du régime canadien de fiscalité internationale, la règle des 30 % du BAIIDA représente un changement radical d’orientation de la politique fiscale internationale du Canada. En vertu de la règle des 30 % du BAIIDA, lorsqu'une société canadienne reçoit des dividendes d'une société étrangère affiliée et qu'une déduction compensatoire en vertu de l'article 113 est disponible, le revenu de dividendes est exclu du calcul du « revenu imposable modifié » et ces dividendes ne génèrent pas de déductions supplémentaires pour la société canadienne. Ce sera le cas même dans les circonstances où l'investissement de la société canadienne dans la société étrangère affiliée a été financé, en tout ou en partie, par une dette portant intérêt. La règle des 30 % du BAIIDA portera atteinte à la capacité du Canada à concurrencer sur le plan international ses principaux partenaires commerciaux et entraînera, dans les faits, le retour de l'ancien article 18.2 sous une forme différente. Ce qui a changé pour renverser la détermination antérieure selon laquelle la restriction de la déductibilité des intérêts sur l'argent emprunté utilisé pour investir dans des actions de sociétés étrangères affiliées minait la politique canadienne de promotion de la compétitivité internationale des entreprises canadiennes n’est pas clair. La règle des 30 % du BAIIDA nuira également à l'emphase du budget fédéral de 2021 sur la promotion de la croissance et de la présence internationale des entreprises canadiennes œuvrant, par exemple, dans les domaines de l'énergie propre, de l'intelligence artificielle et de la biotechnologie, particulièrement en considérant l'important investissement en capital requis par ces entreprises en infrastructure et en technologies.

Impact de la règle des 30 % du BAIIDA sur les EMN étrangères investissant au Canada

La règle des 30 % du BAIIDA est fondée, pour limiter la déductibilité des intérêts, sur une approche de « dépouillement des gains », en restreignant le montant des intérêts (et des frais de financement) qui sont déductibles par un contribuable canadien à un ratio fixe de son « BAIIDA fiscal ». Il est intéressant de noter que le rapport du Groupe consultatif a évoqué une règle de « dépouillement des gains » comme approche possible pour cibler les déductions d'intérêts « excessives », mais a finalement rejeté cette approche en faveur des règles de capitalisation restreinte existantes, au motif que « les dispositions contre le dépouillement des gains tendent à être plus compliquées que les approches basées sur ratio fixe » et que l'introduction de telles règles dans le régime d'impôt sur le revenu existant du Canada « serait particulièrement complexe parce que le Canada n'a pas de régime de consolidation fiscale ».

Comme indiqué précédemment, au cours des dernières décennies, le Canada a adopté diverses mesures pour lutter contre l'érosion de l'assiette fiscale canadienne causée par le financement excessif par voie de dette de filiales canadiennes d'investisseurs non-résidents. Par exemple, les règles de capitalisation restreinte du Canada sont conçues pour empêcher les investisseurs non‑résidents d'extraire les bénéfices d'une filiale canadienne sous forme d'intérêts plutôt que de dividendes. Ces règles limitent le montant des intérêts que la filiale canadienne peut déduire à l'égard de la dette due à des non‑résidents déterminés dans la mesure où le montant total de la dette due par la filiale canadienne à des non‑résidents déterminés dépasse de 1,5 fois les capitaux propres de la filiale canadienne.

Le rapport du Groupe consultatif a formulé un certain nombre de recommandations visant à remédier aux abus perçus du régime fiscal et à l'érosion de l'assiette fiscale canadienne. Ces recommandations, notamment la suggestion de modifications très détaillées des règles de capitalisation restreinte du Canada et l'introduction de règles concernant les opérations de transfert de sociétés étrangères affilées, ont ensuite été adoptées par le gouvernement canadien. Ces règles, combinées aux nombreuses autres dispositions de la Loi de l'impôt qui traitent des abus perçus en matière d'emprunts par les entreprises canadiennes, comme les règles sur les mécanismes de prêts adossés et les règles sur les prix de transfert, offrent une protection plus qu'adéquate contre l'érosion inappropriée de l'assiette fiscale canadienne découlant des transactions financières.

Le rapport sur l’action 4 du projet BEPS a examiné diverses solutions pour protéger l'assiette fiscale d'un pays contre une érosion inappropriée, y compris la capitalisation restreinte et les dispositions similaires. Contrairement au rapport du Groupe consultatif, il a identifié de nombreuses préoccupations concernant les régimes de capitalisation restreinte et a conclu que les limitations fondées sur les bénéfices devraient être la norme. Il n'a pas recommandé que les pays adoptent des régimes multiples qui se chevauchent, comme le propose le Canada.

L'avenir de la règle des 30 % du BAIIDA

Bien que la règle des 30 % du BAIIDA soit très semblable aux politiques adoptées par de nombreux partenaires commerciaux du Canada et qu'elle vise à se conformer au rapport sur l’action 4 du projet BEPS, ces propositions ne tiennent pas compte de la multitude de dispositions existantes au Canada pour contrer les abus apparents découlant des transactions de financement, règles qui n'ont généralement pas été adoptées par ces autres juridictions. De plus, la règle des 30 % du BAIIDA ne tient pas compte des conclusions du rapport du Groupe consultatif concernant les avantages de l'approche actuelle du Canada pour lutter contre l'érosion de l'assiette fiscale découlant des transactions de financement. Elle ne reflète pas non plus la politique fiscale en place depuis plusieurs années qui sert de fondement au système de fiscalité internationale du Canada, soit de veiller à ce que les entreprises canadiennes soient compétitives au niveau international.

Le gouvernement canadien a invité les parties intéressées à formuler des commentaires sur la règle des 30 % du BAIIDA. La date limite pour soumettre des commentaires est le 5 mai 2022. Outre les préoccupations relatives à la politique fiscale mentionnées ci‑dessus, le projet de loi comporte un certain nombre de questions techniques qui, selon nous, seront soulevées dans les divers mémoires des parties intéressées. Le public saura probablement si ces questions techniques seront rectifiées ou comment elles le seront uniquement vers la fin de 2022. À la lumière de cette incertitude, du temps et des coûts considérables que les EMN canadiennes devront consacrer au réaménagement des structures de dette existantes, et dans le contexte de la récente reprise économique au Canada depuis la pandémie de COVID‑19, nous nous attendons à ce que le gouvernement canadien subisse une pression considérable pour retarder la mise en œuvre de la règle des 30 % du BAIIDA. Un tel sursis serait sans aucun doute accueilli favorablement par les EMN canadiennes et leurs conseillers fiscaux, et pourrait fournir au gouvernement canadien une occasion supplémentaire d'examiner plus en détail l'impact de la règle des 30 % du BAIIDA sur les EMN canadiennes et l'économie canadienne en général.

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