Cour suprême du Canada : Loblaw Financial Holdings Inc. avait le droit de bénéficier de l'exception relative aux « institutions financières »
Pour la deuxième fois en deux semaines, la Cour suprême du Canada (« CSC ») a rendu une décision importante en fiscalité. Encore une fois, la CSC s'est prononcée en faveur du contribuable et a confirmé certains principes fondamentaux du droit fiscal.
Dans l'affaire Canada c. Loblaw Financial, 2021 CSC 51 (« Loblaw Financial »), la CSC a confirmé à l'unanimité la position de la Cour d'appel fédérale (la « CAF ») selon laquelle le revenu gagné par Glenhuron Bank Limited (« GBL »), un filiale de la Barbade de Loblaw Financial Holdings Inc. (le « Contribuable »), n'était pas un revenu étranger accumulé tiré de biens (« RÉATB ») et n'était donc pas imposable pour le Contribuable au Canada. En arrivant à cette conclusion, la CSC a fourni des éclaircissements utiles concernant deux questions qui se posent fréquemment dans le cadre de planifications fiscales complexes : (i) la façon dont les tribunaux (et les contribuables) devraient interpréter les dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi »), comme ceux du régime du RÉATB ; et (ii) la relation entre une société mère et les sociétés étrangères affiliées qu’elle contrôle.
Plus précisément :
- La CSC a statué qu'en appliquant une approche interprétative unifiée fondée sur le texte, le contexte et l'objet, les tribunaux devraient se concentrer sur le texte et le contexte et « donner leur plein effet aux mots précis et non équivoques employés par le Parlement », et non y ajouter un sens supplémentaire sous le couvert d'une interprétation « fondée sur l'objet »; et
- Une société mère canadienne n’est pas considérée « mener une entreprise » (au sens du paragraphe 95(1)) avec sa société étrangère affiliée simplement en lui fournissant du capital et en exerçant une surveillance d'entreprise.
Contexte
Le contribuable est une filiale en propriété exclusive indirecte des Compagnies Loblaw Ltée (« Loblaw »), une société publique canadienne contrôlée par George Weston Ltd. (« GWL »).
En 1992, le contribuable a incorporé en société la Glenhuron Bank Limited (« GBL »). GBL était une banque étrangère réglementée en vertu de l’International Financial Services Act de la Barbade (« IFSA »)[1]. L'IFSA limitait les activités de GBL à la réception de fonds et de biens étrangers et à l'utilisation de ces fonds pour des prêts, des investissements ou des activités similaires. Les activités de GBL étaient limitées à la définition d' « activités bancaires internationales », conformément au paragraphe 4(2) de l'IFSA. En 2013, GBL a été liquidée afin de fournir à Loblaw des fonds pour une acquisition importante.
Avant les années d'imposition en cause, la principale source de financement de GBL était le capital fourni par Loblaw, sa société mère. Au cours des années d'imposition en cause, le financement de GBL a augmenté principalement grâce à ses propres bénéfices non répartis[2].
Le régime concernant le RÉATB prévu à l'article 95 de la Loi prévoit que le revenu gagné par une société étrangère affiliée (comme GBL) n'est pas immédiatement imposable au Canada pour sa société mère canadienne, dans la mesure où ce revenu est un « revenu tiré d'une entreprise exploitée activement ». Le ministre du Revenu national (le « ministre ») a établi une nouvelle cotisation à l'égard du Contribuable pour ses années d'imposition 2001-2005, 2008 et 2010 (les « Années d'imposition ») en se fondant sur le fait que GBL n'avait pas satisfait aux critères permettant de qualifier son revenu de « revenu provenant d'une entreprise exploitée activement » en vertu de l'article 95, et que le revenu était donc un RÉATB et par conséquent immédiatement imposable au Canada par sa société mère. L'Agence du revenu du Canada (l’ « ARC ») s'est également appuyée sur la règle générale anti-évitement (« RGAÉ ») prévue à l'article 245 de la Loi.
Décisions des tribunaux inférieurs[3]
La Cour canadienne de l'impôt (la « CCI ») a conclu, en première instance, que le revenu de GBL était un RÉATB et donc imposable au Canada. L'une des exigences que GBL devait satisfaire pour bénéficier de l’exception au régime concernant le RÉATB est qu'elle devait « mener une entreprise » principalement avec des personnes avec laquelle elle n’a pas de lien de dépendance. La Cour canadienne de l'impôt a jugé que GBL ne satisfaisait pas à cette exigence, car elle faisait affaire principalement avec Loblaw, sa société mère, qui fournissait à GBL du capital et surveillait l'entreprise[4].
La CAF a renversé la décision de la CCI. La CAF a conclu que la CCI avait commis une erreur en concluant que GBL ne menait pas principalement son entreprise avec des personnes avec laquelle elle n’avait pas de lien de dépendance aux fins de la définition d'« entreprise de placement » au paragraphe 95(1) de la Loi. La CAF a jugé que le fait qu'une société mère fournisse du capital et assure la surveillance d'une société étrangère affiliée ne signifie pas que la société étrangère affiliée menait principalement son entreprise avec sa société mère.
La décision de la Cour suprême du Canada[5]
Devant la CSC, la seule question en litige était de déterminer si GBL avait mené une entreprise principalement avec des personnes avec laquelle elle n'avait pas de lien de dépendance pendant les Années d'imposition. L'appel se résumait ainsi à une question étroite d'interprétation de la loi : ce que signifie « mener son entreprise principalement avec » en vertu du paragraphe 95(1).
Dans une décision prise à l’unanimité, la CSC a donné raison à la CAF et a rejeté les arguments du ministre. La CSC a commencé son analyse en qualifiant le régime concernant le RÉATB de « l’un des régimes fiscaux les plus complexes [qui] comporte des centaines de définitions, de règles et d’exceptions qui sont régulièrement modifiées » dans la Loi. Pour déchiffrer ce cadre législatif complexe, la Cour a réitéré et réaffirmé certains principes fondamentaux d'interprétation des lois dans le contexte fiscal. Plus précisément[6] :
- « Lorsque le libellé d’une loi est « précis et non équivoque », le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial »
- « En matière fiscale, une méthode « textuelle, contextuelle et téléologique unifiée » continue de s’appliquer. Toutefois, dans l’application de cette méthode unifiée, le caractère singulier et précis de nombreuses dispositions fiscales, de même que le principe énoncé dans l’arrêt Duke of Westminster (selon lequel les contribuables sont en droit d’organiser leurs affaires pour réduire au minimum l’impôt à payer) commandent de se concentrer attentivement sur le texte et le contexte de la loi pour cerner l’objectif général du régime »
- « Cette méthode est particulièrement pertinente dans le cas qui nous occupe, où la disposition en cause fait partie du régime très détaillé et précis du REATB »
- « Pour que les contribuables sachent à quoi s’en tenir dans un tel régime, il faut donner leur plein effet aux mots précis et non équivoques employés par le Parlement » (références omises)
En appliquant ces principes en l'espèce, le sens grammatical et ordinaire des mots « mener une entreprise », lus dans leur contexte et à la lumière de l'objet du régime du RÉATB, a clairement montré que le Parlement n'entendait pas que l'expression « mener une entreprise » fasse référence au fait de recevoir des capitaux d'une société mère. La surveillance exercée par Loblaw sur sa société étrangère affiliée GBL n'a pas transformé l'entreprise de GBL en une entreprise menée principalement avec des parties avec laquelle GBL avait un lien de dépendance[7].
La CSC a conclu :
Une fois la surveillance de l’entreprise et les apports de capitaux reçus par Glenhuron exclus, l’entreprise pertinente pour l’application de l’exigence relative à l’absence de lien de dépendance ne comporte plus que les activités de placement de Glenhuron. Or, la vaste majorité de ces activités ont été menées avec des personnes avec lesquelles Glenhuron n’avait pas de lien de dépendance. En conséquence, je conclus que cette exigence a été respectée au cours des années en cause et que Loblaw Financial était donc en droit de se prévaloir de l’exception relative aux institutions financières. Le pourvoi devrait donc être rejeté[8].
Conclusion
La décision de la CSC dans l'affaire Loblaw Financial apporte la notion d’interprétation importante selon laquelle, lorsqu'ils sont confrontés à des dispositions complexes de la Loi, les contribuables ont le droit de s'appuyer sur le langage clair de la loi pour organiser leurs affaires de manière efficace sur le plan fiscal, et les tribunaux devraient être réticents à interpréter ces dispositions de manière trop large, en s'écartant du texte clair de la Loi.
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[1] International Financial Services Act, L.R.O. 2007, c. 325.
[2] Les années d’imposition en litige étaient les années 2001, 2002, 2003, 2004, 2005, 2008 et 2010.
[3] Référence est faite aux décisions de la Cour canadienne de l’impôt et de la Cour d’appel fédérale. Voir Loblaw Financial Holdings Inc. c La Reine, 2018 CCI 182 (« Loblaw Financial CCI ») et Loblaw Financial Holdings Inc. c. Canada, 2020 CAF 79.
[4] Loblaw Financial CCI, par. 239.
[5] Référence est faite à Loblaw Financial.
[6] Loblaw Financial, par. 41.
[7] Loblaw Financial, par. 62-64.
[8] Loblaw Financial, par. 67.