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Un employeur peut-il utiliser les services d’un employé en télétravail en temps de grève ou de lock-out?

Dans une décision du 21 avril 2023[1], la Cour supérieure du Québec a annulé un important jugement du Tribunal administratif du travail (ci-après le « TAT »), qui avait conclu qu’un employeur exploitant une cimenterie avait contrevenu aux dispositions anti-briseurs de grève du Code du travail (ci-après le « Code ») en utilisant les services d’une employée en télétravail pendant un lock-out. La Cour supérieure a précisé que les pouvoirs du TAT ne lui permettaient pas d’élargir la portée de l’interdiction de l’article 109.1g) et d’étendre la notion d’établissement de sorte à y inclure la résidence d’un employé en télétravail et a confirmé que la notion d’établissement se limite au lieu physique précis où les salariés de l’unité de négociation en grève ou en lock-out exercent habituellement leurs fonctions.

Les faits

L’employeur, Groupe CRH Canada inc. (l’ « Employeur » ou le « Groupe CRH »), exploite une cimenterie à Joliette. Le syndicat, Unifor section locale 177 (le « Syndicat »), est accrédité pour représenter les salariés de bureau et les salariés d’usine de l’Employeur. Comme la convention collective arrivait à échéance le 28 mai 2021, le Syndicat a transmis des avis de négociation au Groupe CRH le 1er mars 2021.

Le 4 juin 2021, le Groupe CRH a transmis des avis de lock-out au Syndicat. Soupçonnant une contravention à l’article 109.1 du Code, le Syndicat a demandé de faire dépêcher un enquêteur à l’établissement de l’Employeur. Dans un rapport daté du 20 juillet 2021, l’enquêteur conclut que le Groupe CRH a violé les dispositions anti-briseurs de grève prévues au Code en utilisant les services de certaines personnes en temps de lock-out, notamment une employée en télétravail. En effet, l’article 109.1g) du Code prévoit qu’il est interdit à un employeur, pendant la durée d’une grève ou d’un lock-out, « d’utiliser, dans l’établissement où la grève ou le lock-out a été déclaré, les services d’un salarié qu’il emploie dans cet établissement pour remplir les fonctions d’un salarié faisant partie de l’unité de négociation en grève ou en lock-out ». Pendant le lock-out, le Groupe CRH utilisait les services de Mme Racicot, une employée affectée en télétravail depuis le mois de mars 2020 et qui n’était pas partie de l’unité d’accréditation en cause. Pendant le lock-out, Mme Racicot travaillait encore en télétravail et exerçait certaines des fonctions des salariés visés par l’unité de négociation en cause. Ainsi, faisant suite au rapport de l’enquêteur, le Syndicat a déposé une demande d’ordonnance au TAT afin que cessent les contraventions alléguées.

La décision du Tribunal administratif du travail[2]

Devant le TAT, la question principale était de déterminer si l’Employeur contrevenait aux dispositions anti-briseurs de grève en permettant que Mme Racicot, l’employée en télétravail, remplisse des fonctions et des tâches de salariés faisant partie de l’unité de négociation en lock-out à partir de sa résidence privée.

Le TAT devait donc interpréter la notion d’ « établissement » prévue notamment à l’article 109.1 du Code. Pour ce faire, le TAT a considéré le déploiement à grande échelle du télétravail provoqué par la pandémie de la COVID-19 et a conclu que la notion d’établissement ne pouvait faire fi de cette nouvelle réalité. Ainsi, prenant en compte les moyens technologiques que l’Employeur avait déployés aux employés en télétravail, dont Mme Racicot, le TAT a considéré que la notion d’établissement se déployait virtuellement à partir du lieu où les employés exécutent leur travail, incluant leurs résidences personnelles. Par conséquent, le TAT a conclu que l’Employeur avait contrevenu à l’article 109.1g) du Code en utilisant les services de Mme Racicot et a ordonné au Groupe CRH de cesser et de s’abstenir d’utiliser, dans l’établissement où le lock-out a été déclaré, les services de certains employés, incluant ceux en télétravail, pour remplir les fonctions d’un salarié faisant partie de l’unité de négociation en lock-out.

La décision de la Cour supérieure

Le Groupe CRH s’est pourvu en contrôle judiciaire de la décision du TAT, contestant particulièrement la portion de la décision concernant la salariée en télétravail. La Cour supérieure a retenu la norme de contrôle de la décision raisonnable comme étant celle applicable à la décision du TAT et a notamment cité l’arrêt Vavilov quant aux principes d’interprétation que le juge du TAT aurait dû appliquer dans sa prise de décision[3] :

« le décideur administratif ne peut adopter une interprétation qu’il sait de moindre qualité — mais plausible — simplement parce que cette interprétation paraît possible et opportune. Il incombe au décideur de véritablement s’efforcer de discerner le sens de la disposition et l’intention du législateur, et non d’échafauder une interprétation à partir du résultat souhaité. »

La Cour supérieure a soulevé plusieurs aspects de la décision du TAT qu’elle considère comme ayant une portée déraisonnable :

  • Tout d’abord, la Cour soulève l’incohérence entre l’ « établissement d’accréditation » et l’« établissement » défini à l’art. 109.1 du Code et désapprouve l’élargissement de la notion d’établissement effectué par le TAT. En effet, la Cour supérieure considère que puisque le lock-out n’a pas été déclaré à la résidence personnelle de Mme Racicot et que cette dernière ne fait pas partie de l’unité de négociation visée par l’accréditation, il est incohérent que la notion d’« établissement » soit élargie de façon à inclure sa résidence personnelle ou tout endroit autre que l’établissement de l’employeur, soit en l’occurrence, son usine de Joliette.
  • Ensuite, la Cour souligne l’incompatibilité entre la décision du TAT et l’interprétation de l’article 109.1 du Code élaborée par la Cour d’appel dans trois arrêts phares[4]. Selon la Cour supérieure, ces arrêts réduisaient l’autonomie décisionnelle du TAT et il n’y avait pas, en l’espèce, de circonstances ni d’explications suffisantes pour justifier de s’en écarter.
  • Finalement, la Cour supérieure écarte l’argument du TAT par rapport à la constitutionnalisation du droit de grève en référant à une décision de la Cour d’appel où ce même argument avait valablement été écarté pour justifier l’élargissement de la notion d’« établissement » à l’article 109.1 du Code[5]. De plus, la Cour supérieure souligne l’absence de preuve experte pour soutenir le fait que le TAT avait assimilé les moyens technologiques utilisés par Mme Racicot pour son télétravail à un établissement physique au sens de l’article 109.1 du Code. Elle souligne aussi que l’élargissement de la portée de la notion d’établissement entraînerait un élargissement de la portée de l’article 109.4 du Code et, par conséquent, permettrait à un enquêteur de visiter la résidence privée d’un employé en télétravail afin de vérifier la conformité aux dispositions anti-briseurs de grève. Cela représenterait une violation potentielle du droit à la vie privée des individus et la Cour refuse d’interpréter cela comme étant l’intention du législateur.

La Cour supérieure en vient donc à la conclusion que le TAT n’a pas rendu une décision raisonnable au regard des contraintes juridiques et factuelles dans le dossier. Par conséquent, la Cour supérieure a accueilli le pourvoi en contrôle judiciaire et est intervenue afin de modifier la conclusion du TAT visant la salariée en télétravail afin que celle-ci ne soit plus concernée par l’ordonnance du TAT.

La Cour précise également que les modifications aux dispositions législatives comme l’article 109.1 du Code relèvent du pouvoir législatif et non de l’intervention des tribunaux.

Ce que les employeurs doivent retenir

En conclusion, la décision de la Cour supérieure vient confirmer que la notion d’« établissement » prévue à l’article 109.1 g) du Code réfère au lieu physique de l’employeur, ne s’étend pas au salarié en télétravail et n’inclut pas, par conséquent, la résidence privée des salariés en télétravail. Il est donc possible, si les autres conditions des dispositions anti-briseurs de grève sont respectées, d’utiliser les services d’un employé non syndiqué en télétravail pour effectuer certaines tâches d’un salarié inclus dans une unité d’accréditation en grève ou en lock-out et ce, sans contrevenir au Code du travail.

Pour obtenir de plus amples renseignements sur le sujet, n’hésitez pas à communiquer avec un membre de notre équipe du droit du travail et de l’emploi.

[1]Groupe CRH Canada inc. c. Tribunal administratif du travail, 2023 QCCS 1259.

[2]Unifor, section locale 177 c. Groupe CRH Canada inc., 2021 QCTAT 3930.

[3]Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65.

[4]Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1450 c. Journal de Québec, 2011 QCCA 1638 ; Les avocats et notaires de l’État québécois c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCA 224 ; Syndicat des professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCA 2161.

[5]Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1450 c. Journal de Québec, 2011 QCCA 1638.

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