Les limites à la liberté d’expression de l’employeur dans le processus de syndicalisation
Il ne fait nul doute que la liberté d’expression constitue un droit fondamental reconnu à « toute personne » en vertu de l’article 3 de la Charte québécoise[1]. Si l’objectif qui la sous-tend est d’assurer la protection des droits et libertés fondamentaux contre les atteintes illicites, l’exercice de ceux-ci n’est pas pour autant sans limites. Dans l’affaire Syndicat des travailleuses et travailleurs d'Amazon Montréal - CSN /Montreal Amazon Workers Union - CSN c. Amazon Canada Fulfillment Services, 2024 QCTAT 2716, le Tribunal administratif du travail (le « Tribunal ») a notamment établi que « […] dans un contexte de campagne de syndicalisation, [la liberté d’expression de l'employeur] connaît certaines limites ».
Le 2 juin 2023, le Syndicat des travailleuses et travailleurs d’Amazon Montréal – CSN / Montreal Amazon Workers union – CSN (le « Syndicat ») a déposé une plainte fondée sur les articles 3, 12 et 13 du Code du travail à l’encontre de l’employeur Amazon Canada Fulfillment Services, ULC (« Amazon »)[2]. Le Syndicat alléguait entre autres des tentatives d’entrave et l’usage de menaces et d’intimidation afin d’empêcher l’adhésion des employés au mouvement de syndicalisation en cours.
Pour sa part, Amazon contestait la recevabilité de la plainte, alléguant que le Syndicat avait tardé à la déposer au-delà du délai de prescription de 30 jours de la connaissance de la contravention alléguée et que le recours était de ce fait prescrit. Également, Amazon affirmait ne pas avoir excessivement exercé son droit à la liberté d’expression ni entravé les démarches du Syndicat, les gestes allégués par la partie adverse n’entrant pas dans la définition jurisprudentielle de ce qui constitue une tentative d’entrave. Enfin, elle contestait toutes allégations de menaces ou d’intimidation de la part de ses représentants.
Le litige dans l’affaire Amazon met donc en cause le droit à la liberté d’association garanti par la Charte de même que le droit de tout salarié d’appartenir à une association de son choix consacré par le Code du travail. En la matière, la loi interdit notamment à tout employeur, ou quiconque agit comme tel, d’entraver l’exercice de ce droit. Suivant les enseignements de la jurisprudence, la portée de la notion d’entrave pourrait aller jusqu’à englober « […] toute recherche ou tentative par l’employeur de dissuader ou de persuader les salariés de prendre ou ne pas prendre une décision collective, de poser un geste concerté, de faire ou de ne pas faire une action syndicale quelconque »[3].
Analyse de la décision
Le Tribunal ne s’est pas longuement attardé sur la question de l’irrecevabilité soulevée par Amazon à l’égard de certains éléments de preuve présentés par le Syndicat supposément prescrits. S’il est vrai que certains gestes allégués avaient été posés plus de 30 jours avant le 2 juin 2023, soit la date de dépôt de la plainte, et n’auraient à eux seuls pu permettre l’intervention du Tribunal, cela n’empêchait pas pour autant le juge d’en tenir compte comme partie au contexte global. Il n’y avait donc pas lieu de conclure que la plainte en cause était prescrite.
Les allégations de menaces ou d’intimidation n’ont également fait l’objet que d’une brève analyse. La seule preuve de ouï-dire de certains témoins n’a pas suffi pour convaincre le Tribunal qu’ Amazon avait proféré des menaces ou intimidé les salariés. Notons qu’aucun d’entre eux n’a personnellement témoigné eu égard à ces allégations.
Pour déterminer si Amazon avait ou non tenté d’entraver la campagne de syndicalisation, le juge a d’abord dressé un portrait global de la situation. Une première campagne de syndicalisation avait eu lieu auprès des employés du centre de distribution en avril 2022. Les démarches du Syndicat à cette époque se limitaient essentiellement à la distribution de dépliants d’information et à l’interpellation des travailleurs en dehors de leur lieu de travail. Compte tenu de l’insuccès de la campagne dans les quatre mois qui ont suivi son lancement, le Syndicat n’a eu d’autre choix que de la suspendre.
Ce n’est qu’en avril 2023 que le Syndicat a repris ses activités, procédant cette fois-ci à la collecte de signatures de cartes d’adhésion en plus de la distribution de dépliants. Dans les mois qui ont suivi, Amazon n’a pas tardé à réagir et a publié une série de messages en lien avec la campagne de syndicalisation en cours. Diffusés en boucle sur les écrans réservés aux ressources humaines, ces messages étaient aussi insérés dans tous les « table toppers » de la cafétéria, dans la salle de repos, et même dans les panneaux d’affichage dans les salles de toilettes. Ces messages, lesquels étaient retrouvés en français et en anglais sur fond de couleurs vives, énonçaient ce qui suit :
- « Une carte syndicale est un document juridique. »
- « Les syndicats ne peuvent pas garantir les changements en milieu de travail. »
- « Vous n’avez pas à fournir vos renseignements personnels. »
- « Les syndicats vous facturent des cotisations. »
- « Joining a union is a personal choice – it should not be taken lightly. »
- « You have the right to decide whether or not to sign a card. »
Le Syndicat avait aussi fait état de messages semblables véhiculés par Amazon lors de la première campagne, mais ceux-ci avaient disparu suivant sa suspension en août 2022. Selon le témoignage d’un salarié présent lors des deux campagnes, alors que les membres du Syndicat interpellaient les employés à l’extérieur du centre, des représentants d’Amazon, collectivement surnommés les « Amazonians », en faisaient de même durant leurs heures de travail sur les lieux, mais à des fins complètement opposées.
Dans son appréciation des gestes reprochés à Amazon par le Syndicat, le Tribunal s’est référé aux six balises établies dans la décision Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, Section locale 194, c. Disque Améric inc. (l’affaire « Disque Améric »)[4]. Exception faite du témoignage mentionné précédemment, les faits allégués par le Syndicat et les autres éléments de preuve présentés témoignaient du fait qu’il y avait eu entrave par Amazon. Le Tribunal a réitéré un principe établi par sa prédécesseuse, la Commission des relations du travail, à savoir que « [ce] sont le contexte, le contenu et les conséquences de ces communications qui permettent de tracer la délicate ligne entre l’exercice de la liberté d’expression et l’interdiction que comporte le Code du travail du Québec, à l’instar de ceux du Canada et des autres provinces »[5]. S’il n’a pas été prouvé que l’apparition des « Amazonians » constituait une forme d’entrave à la campagne de syndicalisation, le juge en est arrivé à la conclusion inverse à l’égard des messages diffusés par Amazon.
En l’espèce, le Tribunal a noté un certain nombre de facteurs aggravants, à savoir :
- La vulnérabilité du syndicat, considérant qu’il était à pareille date en cours de formation et qu’il s’agissait de sa deuxième tentative de syndicalisation des employés d’Amazon ;
- Le profil des travailleurs (ex. : proportion importante d’immigrants, manque d’information relativement au cadre juridique qui entoure les relations de travail au Québec, etc.).
Les circonstances particulières de ce dossier ne sont pas sans conséquence. Elles ont notamment motivé la conclusion suivant laquelle (1) Amazon ne s’adressait pas à la réflexion des personnes, mais tentait plutôt de soulever leurs émotions, (2) les salariés n’étaient pas vraiment libres de recevoir les messages en question et (3) Amazon utilisait son autorité pour propager ses opinions contre le syndicalisme. Cette contravention à trois des six critères établis dans la décision Disque Améric a justifié la décision du Tribunal d’accueillir la plainte déposée en vertu de l’article 12 du Code du travail et d’ordonner à Amazon de payer au Syndicat une somme totale de 30 000$, soit 10 000$ à titre de dommages moraux ainsi que 20 000$ à titre de dommages punitifs. Toutefois, le Tribunal a rejeté la demande du Syndicat de versement d’un montant de 1 000 $ à chaque salarié en fonction depuis le mois de mai 2023 à titre de dommages exemplaires considérant l’absence de preuve d’un préjudice réel et personnel subi par chacun d’eux.
En terminant, mentionnons qu’Amazon a déposé une demande de pourvoi en contrôle judiciaire devant la Cour supérieure du Québec le 30 août dernier. Notre équipe en droit du travail suivra de très près les développements de cette affaire ainsi que l’application de cette décision dans les prochains mois. Pour obtenir de plus amples renseignements sur le sujet, n’hésitez pas à communiquer avec un membre de notre équipe du droit du travail et de l’emploi.
Les auteurs aimeraient remercier Marianne Raymond (étudiante en droit) pour sa précieuse contribution à la rédaction de ce billet de blogue.
[1] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12, art. 3 (« Charte québécoise »).
[2] Code du travail, RLRQ, c. C-27, art. 3, 12 et 13.
[3] Michel Coutu et al., dans Droit des rapports collectifs du travail au Québec, vol. 2, 2e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013, p. 391, cité au par. 28 ; Syndicat des travailleuses et travailleurs d’Amazon Montréal, 2024 QTAT 2716.
[4] Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, Section locale 194, c. Disque Améric inc., [1996] T.T. 451.
[5] Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 4290 c. Municipalité de Sainte-Béatrix, 2004 QCCRT 0527, par. 19, cité au par. 35 ; Syndicat des travailleuses et travailleurs d’Amazon Montréal, préc., note 4.