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Les actions collectives et l’expert commun : précisions de la Cour d’appel du Québec

Depuis la réforme du Code de procédure civile du Québec, entrée en vigueur en janvier 2016, les tribunaux peuvent imposer une expertise commune dans certaines circonstances. Dans un jugement rendu le 28 février 2019 dans l’affaire Webasto c. Transport TFI 6[1], la Cour d’appel précise les conditions requises pour nommer un expert commun, dans un contexte d’action collective.

Résumé des enjeux

Suivant l’article 158 C.p.c., à tout moment de l’instance, le tribunal peut, dans le cadre de ses pouvoirs de gestion, prendre d’office ou sur demande les mesures pour simplifier ou accélérer la procédure, notamment quant à la preuve d’expertise.

Ainsi, le tribunal pourra évaluer la pertinence ou la nécessité d’une expertise eu égard aux enjeux soulevés par le litige[2]. Suivant l’article 158(2) C.p.c., le tribunal peut également imposer une expertise commune à certaines conditions, « si le respect du principe de proportionnalité l’impose et que cette mesure, tenant compte des démarches déjà faites, permet de résoudre efficacement le litige sans mettre en péril le droit des parties à faire valoir leurs prétentions ».

Le jugement de la Cour d’appel du Québec

Dans l’affaire Webasto, la demanderesse Transport TFI a intenté une action collective contre des entreprises en alléguant que celles-ci auraient comploté avec leurs concurrents afin de contrôler artificiellement le prix de systèmes de chauffage, réduisant ainsi indûment la concurrence.

Suite à l’autorisation de l’action collective, les parties ne sont pas arrivées à s’entendre sur la preuve d’expertise à présenter. Alors que TFI souhaitait recourir à une expertise commune en économie afin d’établir la valeur du préjudice subi, les défenderesses se sont objectées au motif que cela n’était pas approprié suivant les critères de l’article 158(2) C.p.c. Le juge de première instance a choisi d’imposer une expertise commune sur l’impact économique des allégations reprochées, et pour déterminer le marché approprié et expliquer les thèses énoncées par les parties.

Par jugement rendu le 28 février 2019, la Cour d’appel du Québec infirme la décision de la Cour supérieure, et permet à chacune des parties de retenir un expert distinct sur les questions du marché, de l’impact économique des fautes reprochées et du quantum.

Ce faisant, la Cour d’appel indique que, bien que le C.p.c. cherche à favoriser la simplification des conflits et la collaboration entre les parties, « le principe central de la procédure civile reste celui de la contradiction »[3]. Ainsi, la réforme du C.p.c. n’a pas érigé en règle l’expertise commune, et l’opportunité de l’imposer doit s’apprécier au cas par cas. Selon la Cour d’appel : « Sur le plan des principes, il est inexact d’affirmer que l’expertise commune est la règle. La démarche appropriée commence par l’examen de la source et des composantes du litige qui oppose les parties, et ce, afin de déterminer l’étendue de la preuve requise pour parvenir à une solution. »[4]

En ce sens, avant d’imposer une expertise commune, le juge doit tenir compte des balises établies par le législateur à l’article 158(2) C.p.c. Ces critères incluent le respect du principe de proportionnalité, la résolution efficace du litige, et les droits des parties de faire valoir leurs prétentions.  

Dans le dossier Webasto, la Cour d’appel souligne que l’imposition d’un expert unique compromettrait le droit à une défense pleine et entière, puisque la détermination du marché pertinent est un élément central d’un litige en droit de la concurrence, et requiert une analyse délicate et complexe, pour laquelle les experts peuvent diverger d’opinion[5]. La Cour d’appel remarque aussi que le juge de première instance n’a pas expliqué l’impact du critère de proportionnalité, et n’a pas non plus tenu compte du fait que les défenderesses avaient déjà retenu les services d’un expert[6]. Par conséquent, la décision de nommer un expert commun fut jugée inappropriée.

Nos commentaires

Le jugement de la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Webasto confirme que les tribunaux devraient user de prudence avant d’imposer une expertise commune, à la lumière du principe central de la contradiction.

En matière d’actions collectives, les tribunaux n’ont imposé l’expertise commune qu’avec circonspection, dans des circonstances limitées. Ainsi, la Cour supérieure a déjà ordonné la nomination d’un expert commun pour prélever des données objectives (échantillons de poussières, mesures du son, etc.), sans égard à la responsabilité du défendeur, en permettant que ces données soient analysées par les experts des parties[7]. Par ailleurs, la Cour supérieure a refusé de désigner un expert commun pour évaluer les dommages dans une action où un recouvrement collectif était demandé, alors qu’il était contesté que ceci soit approprié[8].

En bref, les tribunaux seront réticents à imposer une expertise commune sur les  enjeux essentiels d’un litige, afin de préserver le droit des parties à faire valoir leurs prétentions. En ce sens, des expertises distinctes seront particulièrement appropriées lorsqu’un dossier porte sur une question hautement techique, ou sur un sujet sur lequel s’opposent des écoles de pensées.

 

 

[1] 2019 QCCA 342 (ci-après « Webasto »).

[2] Quant aux critères de pertinence et de nécessité de l'expertise, voir généralement : R. c. Mohan, [1994] 2 RCS 9, et White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., [2015] 2 RCS 182.

[3] Webasto, par. 13.

[4] Ibid, par. 15.

[5] Ibid, par. 28 à 32.

[6] Ibid, par. 24-26.

[7] Regroupement des citoyens du quartier Saint-Georges inc. c. Alcoa Canada ltée, 2016 QCCS 2969;

Labranche c. Énergie éolienne des Moulins, 2017 QCCS 4937 (2018 QCCA 1139).

[8] Masella c. Toronto-Dominion Bank Financial Group, 2016 QCCS 4450.

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