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Le regard divisé de la Cour suprême sur l’application des critères d’autorisation de l’action collective au Québec

Introduction

La Cour suprême a rendu une décision attendue par de nombreux juristes au Québec dans l’affaire L’Oratoire Saint‑Joseph du Mont‑Royal c. J.J., 2019 CSC 35. Plusieurs avaient espoir que cette décision vienne resserrer les critères d’autorisation de l’action collective. La décision rendue est divisée : les 3 juges québécois ainsi que l’honorable juge Rowe auraient rejeté le recours contre l’Oratoire puisque les allégations de la demande et la preuve n’étayent pas l’existence d’une cause d’action en responsabilité contre l’Oratoire. Cependant la majorité constituée de 5 juges est d’avis que l’action collective doit être autorisée à l’égard de la Congrégation et de l’Oratoire. La majorité de la Cour suprême vient confirmer une interprétation large des critères d’autorisation de l’action collective, interprétation influencée cependant par la trame factuelle sous-jacente à cette affaire.

Le contexte factuel 

En 2013, J.J. dépose une demande pour obtenir l’autorisation d’intenter une action collective contre la Congrégation Sainte-Croix (« Congrégation ») et l’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal (« Oratoire ») au nom des victimes d’agressions sexuelles commises par des membres de la Congrégation « dans tout établissement d’enseignement, résidence, camp d’été ou tout autre endroit situé au Québec », incluant l’Oratoire. L’action collective proposée vise l’indemnisation des victimes pour le préjudice subi suite à ces agressions.

Historique judiciaire 

Le juge Lanctôt de la Cour supérieure refuse d’accorder l’autorisation contre la Congrégation et l’Oratoire, au motif qu’aucune des 4 conditions prescrites à l’article 575 du Code de procédure civile ( « C.p.c. » ) n’est remplie.

Dans une décision partagée rendue à 2 contre 1, la Cour d’appel infirme la décision de la Cour supérieure et autorise l’exercice de l’action collective contre la Congrégation et l’Oratoire. La majorité est d’avis que le juge de première instance « a apprécié les conditions de l’article 575 C.p.c. en les isolant du contexte particulier de l’affaire, en l’occurrence des allégations de sévices sexuels commis par des religieux sur des enfants mineurs, il y a de cela plus de 60 ans ».

De son côté, la juge Marcotte, j.c.a., inscrit sa dissidence au niveau de l’autorisation du recours contre l’Oratoire. Pour elle, J.J. n’a présenté aucune allégation de faits qui est susceptible de soutenir une faute directe ou une responsabilité du fait d’autrui fondée sur la relation de commettant-préposé de la part de l’Oratoire. Le fait que certains sévices aient été perpétrés sur les lieux de l’Oratoire ou que l’Oratoire soit administré par des membres de la Congrégation n’est pas suffisant pour rencontrer le critère de l’apparence de droit (575 par. 2 C.p.c.).

Décision de la majorité de la Cour suprême du Canada

Bien que la Cour analyse dans cette affaire des questions de prescription et déchéance d’un droit d’action, il ne sera question ici que des critères d’autorisation de l’action collective.

Dans une décision divisée à 5 contre 4, la majorité (qui ne rallie aucun des juges issus du Québec) rejette l’appel. La majorité privilégie une interprétation et une application large des critères d’autorisation, et est d’avis qu’il n’est pas opportun que la Cour « renforce le processus d’autorisation ou autrement révise ses arrêts Infineon et Vivendi ».

Au niveau du premier critère de l’article 575 C.p.c. relatif au caractère commun des questions, la majorité confirme l’existence d’au moins une question commune à l’égard des défenderesses, contre qui il est allégué une négligence « systémique » génératrice de responsabilité directe. Quant à la Congrégation, la question commune est celle de sa responsabilité à l’égard du fait que certains de ses membres, qui ont exercé des activités auprès d’enfants avec le consentement ou sous l’autorité des dirigeants de la Congrégation, auraient commis des agressions sur ces enfants. La question de la responsabilité de la Congrégation et de l’Oratoire (dont les administrateurs sont des membres de la Congrégation) est une question commune « qui ferait progresser le règlement du litige pour l’ensemble des membres du groupe et qui ne jouerait pas un rôle négligeable quant au sort du litige ».

Pour ce qui est de l’apparence de droit (575 par. 2 C.p.c.), la majorité réitère que le seuil de preuve est peu élevé et refuse de réviser les arrêts Infineon et Vivendi sur ce point. Elle réitère par contre le principe énoncé dans ces mêmes arrêts voulant que les faits allégués dans la demande sont tenus pour avérés, pourvu que les allégations de fait soient suffisamment précises. Lorsque des allégations de fait sont « vagues », « générales » ou « imprécises », elles doivent alors absolument « être accompagnées d’une certaine preuve afin d’établir une cause défendable » pour être tenues pour avérées. Le fardeau d’établir une cause défendable — quoique peu élevé — existe et doit être franchi par le demandeur et il faut éviter de réduire le processus d’autorisation à une simple formalité, selon la majorité.

Ce critère doit être apprécié, selon la majorité, à la lumière du contexte particulier de l’action collective portant sur des agressions sexuelles sur des mineurs. Selon la majorité, la trame factuelle, les présomptions en découlant et la preuve produite (incluant un reportage de l’émission Enquête et un article scientifique expliquant l’absence de dénonciation des victimes), constituent un cumul d’éléments faisant en sorte qu’il est possible de soutenir que les défenderesses savaient ou auraient dû savoir que certains membres de la Congrégation commettaient des abus sexuels sur les membres du groupe.

La majorité précise également que l’appréciation de la question de la connaissance des agressions de la part des Défenderesses doit se faire en considérant le caractère particulier des organisations religieuses traditionnelles.

En ce qui a trait à l’Oratoire, la majorité confirme que le demandeur a mis de l’avant suffisamment de liens entre la Congrégation et l’Oratoire pour que l’action collective soit autorisée contre l’Oratoire, notamment que les affaires de l’Oratoire « sont administrées en partie ou en totalité par les membres de la Congrégation ». La responsabilité de l’Oratoire découlerait du fait que ses administrateurs savaient ou auraient dû savoir que des agressions étaient commises à l’Oratoire sur des enfants par les membres de la Congrégation. En cas de doute, la Cour réitère qu’au stade de l’autorisation, la demande doit être tranchée en faveur du demandeur.

Les juges Gascon, Wagner et Rowe dissidents en partie

C’est sous la plume du juge Gascon que la première dissidence exprime son désaccord avec l’approche de la majorité en ce qui concerne uniquement le pourvoi contre l’Oratoire. Pour le juge Gascon, le critère de l’apparence de droit n’est pas satisfait, contrairement à ce qu’avance la majorité, en ce que les reproches dirigés contre l’Oratoire sont d’ordre générique et non factuel. Le juge Gascon ajoute que « des allégations qui ne restent que vagues, générales et imprécises ne permettent pas aux juges de présumer l’existence de ce qui ne s’y trouve pas, pas plus que d’inférer ce qui aurait pu y avoir été écrit ».

Dissidence de la juge Côté 

La juge Côté, comme le juge Gascon, ne remet pas en question les principes généraux énoncés dans les arrêts Vivendi et Infineon. Par contre, s’il est vrai que « la preuve présentée à l’étape de l’autorisation peut parfois suppléer au manque de précision des faits allégués », elle est d’avis qu’aucune preuve ne peut remédier à l’absence d’allégations factuelles spécifiques quant à un élément essentiel de la cause d’action. Pour la juge Côté, le juge autorisateur doit éviter de faire une lecture excessivement rigoureuse et littérale de la demande, mais il doit néanmoins s’en tenir aux faits qui y sont effectivement allégués, sans chercher à les compléter.

Même en tenant les faits pour avérés et en prenant en compte la preuve présentée, la juge Côté conclut que l’autorisation de l’action collective aurait dû être rejetée contre les deux défenderesses.

Ce qu’il faut retenir

Tant du côté de la majorité que des juges dissidents, tous s’entendent pour dire que les principes énoncés dans les arrêts Infineon (2013) et Vivendi (2014) demeurent le droit applicable à l’autorisation des actions collectives au Québec. Ainsi, une question qui fait progresser le règlement du litige pour l’ensemble des membres du groupe et qui joue un rôle non négligeable quant au sort du litige peut rencontrer le critère de la question commune (art. 575(1) C.p.c.). De plus, une certaine preuve doit être présentée par le demandeur aux fins d’appuyer des allégations pouvant être qualifiées de « vagues » et « imprécises ». En l’absence d’une telle preuve, le critère peu exigeant de l’apparence de droit ne sera pas rencontré (art. 575(2) C.p.c.).

En ce sens, l’arrêt de la Cour n’annonce pas de changement important au niveau de l’autorisation des actions collectives au Québec. Il faut retenir que ce jugement a été rendu dans un contexte bien particulier qui influence toute l’analyse de la majorité de la Cour suprême. En effet, la majorité est d’avis que les principes énoncés dans les arrêts Infineon (2013) et Vivendi (2014) doivent tenir compte du contexte très particulier des actions collectives en matière d’abus sexuels. En effet, « les agressions sexuelles ont […] toujours été des fautes automatiquement constitutives de préjudices graves » et l’appréciation du caractère suffisamment précis des allégations doit en tenir compte afin de s’assurer que les victimes aient accès à la justice, ce qui est l’un des objectifs poursuivis par le véhicule juridique qu’est l’action collective.

Par conséquent, l’arrêt de la Cour est possiblement d’une utilité limitée au niveau de l’autorisation des actions collectives qui ne portent pas sur des cas d’agressions sexuelles. La forme juridique très particulière des défenderesses, qui sont des organisations religieuses régies par le droit canon, rend aussi certaines des conclusions de la Cour inapplicables aux entités qui n’ont pas cette forme juridique.

Enfin, il est étonnant de noter que les trois juges québécois sont dissidents, en tout ou en partie, à cette décision d’importance qui touche le droit civil québécois et l’application des critères de l’action collective au Québec.

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