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Tercon se rend au Québec : La Cour suprême du Canada limite la doctrine civile de la « théorie du manquement à une obligation essentielle ».

La récente décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire 6362222 Canada inc. c. Prelco inc. 2021 CSC 39 offre une exploration fascinante de la doctrine civile de la « théorie du manquement à une obligation essentielle ». Semblable à la doctrine de la common law, aujourd'hui disparue, de l’ « inexécution fondamentale », que la Cour suprême a rejetée dans l'arrêt Tercon Contractors Ltd. c. Colombie-Britannique (Transportation and Highways), 2010 CSC 4, la doctrine civile considère qu'une clause d'exonération ou de limitation de responsabilité (collectivement, une « clause de non-responsabilité » ) est sans effet si elle porte sur l'essence même d'une obligation.  Bien que la Cour suprême, dans l'arrêt Prelco, ait confirmé l'existence de la doctrine au Québec pour certains types de contrats conclus entre des parties ayant un pouvoir de négociation inégal - c'est-à-dire les contrats de consommation et les contrats d'adhésion - elle a précisé que la doctrine ne s'applique pas aux contrats synallagmatiques qui sont librement négociés entre des parties averties (bien qu'elle ait fait une mise en garde à l'effet que les clauses de non-responsabilité dans de tels contrats peuvent quand même être inefficaces si la violation contractuelle implique une faute lourde ou intentionnelle, ou si la clause vise à exclure ou à limiter la responsabilité pour les dommages corporels ou moraux).  En adoptant cette approche, la Cour suprême a affirmé l'importance fondamentale de la liberté contractuelle et de l'autonomie de la volonté, rapprochant ainsi le droit civil et la common law des contrats.  Néanmoins, la décision de la Cour peut aussi soulever de nouvelles questions sur le caractère exécutoire des clauses exonératoires de responsabilité dans les provinces de common law.

Les faits

L'appelante, Createch, est une société de conseil spécialisée dans l'amélioration de la performance et la mise en place de systèmes de gestion intégrés.  Elle a fourni des services professionnels à Prelco, une entreprise manufacturière qui fabrique et transforme du verre plat. Leur contrat comportait une clause de non-responsabilité en faveur de Createch qui stipulait ce qui suit :

La responsabilité de Créatech face au client pour les dommages attribuables à quelque cause que ce soit et sans égard à la nature de l’action, qu’elle soit prévue à l’entente ou délictuelle, sera limitée aux sommes versées à Créatech aux termes de l’Entente, à moins que de tels dommages ne résultent de la négligence grossière ou de l’inconduite volontaire de Créatech. Si tels dommages résultent de la déficience des services, la responsabilité de Créatech sera limitée au montant des honoraires payés relativement auxdits services déficients.

Créatech ne pourra être tenu responsable pour quelconque dommage résultant de la perte de données, de profits ou de revenus ou découlant de l’utilisation de produits ou pour tout autre dommage particulier, consécutif ou indirect relativement aux services et/ou matériaux fournis en vertu de l’Entente, à moins que tel dommage ne résulte de la négligence grossière ou de l’inconduite volontaire de Créatech.

Lors de la mise en œuvre du système, de nombreux problèmes sont apparus. Prelco a décidé de mettre fin à sa relation contractuelle avec Createch et a intenté une action en dommages-intérêts contre cette dernière pour préjudice purement matériel (remboursement d'un trop-perçu, frais de remise en état du système, réclamations des clients, et pertes de profits).

Historique judiciaire

La Cour supérieure a accueilli la demande de Prelco et a conclu que la clause de non-responsabilité était inopérante en vertu de la doctrine de la violation d'une obligation fondamentale. Le juge de première instance a également conclu que puisque la conduite de  Createch  « ne démontre pas de l’insouciance, de l’imprudence ou de la négligence grossière» , cette erreur ne pouvait être qualifiée de faute intentionnelle, ce qui signifie qu'elle ne tombait pas sous le coup de l'article 1474 du Code civil du Québec (" C.c.Q. ") (une disposition qui interdit à une partie d'invoquer une clause de non-responsabilité lorsque sa conduite équivaut à une faute lourde ou intentionnelle). Le juge a également conclu qu'il ne s'agissait pas d'un contrat d'adhésion, ce qui signifie que les deux parties ont eu l'occasion de le négocier sans qu'il y ait un déséquilibre significatif des pouvoirs en jeu. Néanmoins, le juge de première instance s'est appuyé sur des commentaires universitaires et des décisions judiciaires à l'appui de l'application de la théorie du manquement à une obligation fondamentale à cette affaire.

La Cour d'appel a confirmé cette décision. Elle a conclu que la théorie du manquement à une obligation fondamentale est une création des tribunaux québécois tirée des commentaires et de la jurisprudence du droit civil, et non une simple règle de common law. Par conséquent, elle a conclu que la décision rendue dans l'affaire Tercon, où la Cour suprême a rejeté la doctrine de la common law de l’ « l’inexécution fondamentale », n'avait aucune conséquence pour l'affaire en cause.

Cour suprême du Canada

Dans des motifs conjoints du juge en chef Wagner et du juge Kasirer, la Cour suprême a accueilli le pourvoi, concluant que la clause de non-responsabilité dans Prelco était valide et opérationnelle. Elle l'a fait parce qu'aucun des fondements juridiques possibles de la théorie du manquement à une obligation fondamentale en droit civil québécois - (a) la validité de la clause eu égard à l'ordre public, et (b) la validité de la clause eu égard à l'exigence relative à la cause de l'obligation - ne s'appliquait.

En ce qui concerne le premier fondement possible de la théorie, la Cour a jugé que l'ordre public n'a pas pour effet de rendre inopérante une clause de non-responsabilité conclue entre deux parties avisées. Le législateur québécois a prévu des situations spécifiques où la liberté contractuelle peut être limitée en ce qui concerne les clauses de non-responsabilité. Premièrement, l'article 1474 C.c.Q. interdit le recours à une telle clause en cas de faute lourde  et/ou de faute intentionnelle, et rend également inopérante toute clause qui vise à exclure ou à limiter la responsabilité pour les dommages corporels ou moraux. Deuxièmement, l'article 1437 C.c.Q. annule une clause abusive - c'est-à-dire une clause qui s'écarte des obligations fondamentales du contrat au point de changer la nature du contrat - si elle est contenue dans un contrat d'adhésion ou un contrat de consommation. La Cour a précisé que l'article 1437 codifie en fait la théorie du manquement à une obligation fondamentale, mais la limite à certains types de contrats caractérisés par un déséquilibre entre les parties. Comme le législateur québécois a délibérément choisi de restreindre ces protections, il a voulu que les parties avisées soient libres de gérer elles-mêmes les risques d'inexécution.

Quant au deuxième fondement possible de la doctrine, il découle de l'exigence, énoncée à l'article 1371 C.c.Q., qu'un contrat doit avoir une cause pour avoir un effet. Cela signifie que le contrat doit avoir une raison logique, impersonnelle ou abstraite qui justifie l'acceptation par une partie de ses obligations, ou l'exécution de l'obligation corrélative dans le contrat synallagmatique. L'exigence de la cause en droit civil présente certaines similitudes avec la doctrine de la considération en common law. L'argument avancé par Prelco dans cette affaire était que, si elle était jugée exécutoire, la clause de non-responsabilité priverait Prelco de l'obligation corrélative que lui devait Createch, et donc priverait les obligations de Prelco de leur cause. La Cour suprême a refusé de se prononcer de manière définitive sur la validité de cet argument, car elle a estimé qu'au vu des faits de l'appel, la clause de non-responsabilité ne rendait pas la contre-prestation de Createch insignifiante et inexistante. En effet, elle permettait toujours à Prelco de poursuivre des sanctions pour l'inexécution de Createch, de sorte que l'on ne pouvait pas dire que l'obligation propre de Prelco était privée de sa cause objective.

Implications de la décision pour le droit civil québécois

La décision Prelco constitue un développement important en droit civil québécois et aura pour effet de renforcer la liberté contractuelle et l'autonomie de la volonté dans les contextes commerciaux. La Cour suprême a averti qu'il serait inapproprié pour les juges d'intervenir et d'invalider les clauses de non-responsabilité, même si elles sont considérées comme abusives, lorsqu'elles sont librement convenues par deux parties avisées. La règle d'application générale demeure que les clauses de non-responsabilité seront mises en vigueur, à moins qu'elles ne tombent sous le coup des exceptions étroites prescrites par le C.c.Q.

Le droit civil du Québec permet une intervention judiciaire pour invalider une clause de non-responsabilité uniquement lorsqu'il s'agit de contrats de consommation et de contrats d'adhésion, lorsqu'une partie a commis une faute lourde ou une faute intentionnelle, lorsque la clause vise à exclure ou à limiter la responsabilité pour les dommages corporels ou moraux, ou par le biais de la doctrine étroite de la lésion. La lésion résulte de l'exploitation de l'une des parties par l'autre, qui crée une disproportion importante entre les prestations des parties (art. 1406 C.c.Q.). Il s'agit d'un vice du consentement qui ne peut annuler un contrat que lorsqu'il est soulevé par un mineur ou un majeur protégé (art. 1405 C.c.Q.). Dans certains cas, les tribunaux ont également utilisé la doctrine de l'erreur (art. 1400 C.c.Q.) pour pallier l'absence d'une doctrine cohérente de protection contre l'exploitation. Le thème commun à toutes ces exceptions est que le droit civil limitera l'autonomie de la volonté dans les situations où une partie est substantiellement désavantagée en termes de pouvoir de négociation. La loi n'interviendra pas, cependant, lorsque le marché est conclu entre deux parties avisées, ce qui est une caractéristique de la plupart des transactions commerciales.

Implications de la décision pour la common law

De façon peut-être tout aussi importante, la Cour suprême dans Prelco semble avoir réaffirmé l'approche robuste de l'analyse bijuridique dans les différends contractuels adoptée récemment par la majorité dans C.M. Callow Inc. c. Zollinger, 2020 CSC 45. En s'appuyant sur le rejet par Tercon de la doctrine de la common law relative à l'inexécution d'une obligation fondamentale, la Cour dans Prelco a statué que même si «  la théorie du manquement à une obligation essentielle de droit civil a un parcours qui lui est propre, façonné par la loi, la jurisprudence et la doctrine québécoises et non dicté par des sources issues d’autres juridictions », « ce regard vers la common law demeure pertinent pour le droit québécois afin de voir comment la théorie de droit civil laisse place à la liberté contractuelle, tout en respectant les principes visant à protéger les parties vulnérables ».  La Cour a poursuivi en identifiant un parallèle important entre le droit civil et la common law en observant que « les deux traditions juridiques n’écartent pas, par une règle d’application générale, toute clause de non‑responsabilité dans les contrats entre parties avisées portant sur une obligation essentielle ou fondamentale ». Par conséquent, on peut considérer que Prelco renforce le dialogue croissant entre le droit civil et la common law en matière de droit des contrats.

Ce faisant, la décision de la Cour dans l'affaire Prelco a le potentiel de soulever de nouvelles questions sur la common law des contrats elle-même.  Un certain nombre de questions que la Cour a abordées en vertu du droit civil du Québec ont des parallèles dans la jurisprudence de la common law.  À titre d'exemple :

(a) La Cour a reconnu une distinction entre une clause d' « exonération » (qui exclut entièrement la responsabilité) et une clause de « limitation de responsabilité »  (qui ne plafonne la responsabilité qu'à un montant précis), et a laissé ouverte la question de savoir si certaines clauses d'exonération pouvaient équivaloir à des clauses de « non-réclamation » qui sont invalides parce qu'elles éteignent la cause de l'obligation du créancier.  En common law, la Cour suprême a rejeté une distinction similaire entre les clauses d'exclusion et de limitation de responsabilité (qui avait été établie par les tribunaux anglais) dans l'affaire Hunter Engineering Co. c. Syncrude Canada Ltd, [1989] 1 R.C.S. 426, à la page 518, par le juge Wilson. Il est concevable que Prelco puisse relancer ce débat.

(b) La décision de la Cour de laisser ouverte la question de savoir si une clause d'exonération peut être invalide pour avoir privé un contrat de sa cause pourrait amener les tribunaux de common law à être plus réceptifs à la jurisprudence anglaise, qui a adopté une position hostile à l'égard des clauses d'exonération de responsabilité qui sont si complètes qu'elles réduisent le contrat à une simple déclaration d'intention plutôt qu'à un accord bilatéral : voir, par exemple, Suisse Atlantique Société D'armement Maritime S.A. v. N.V. Rotterdamsche Kolen Centrale, [1967] 1 A.C. 361 (H.L.) à 432, par Lord Wilberforce ; Tor Line AB v. Alltrans Group of Canada Ltd. (The TFL Prosperity), [1984] 1 All E.R. 103 (H.L.), p. 111-112. La décision de la Cour suprême dans l'affaire Prelco peut également apporter un soutien supplémentaire à l'opinion du juge Brown (motifs concordants au résultat) dans l'affaire Uber Technologies Inc. c. Heller, 2020 CSC 16, par. 112, qu'une clause qui prive une partie du droit de faire respecter ses termes est contraire à l'ordre public.

(c) La Cour dans Prelco a réitéré la notion selon laquelle les clauses de non-responsabilité doivent être interprétées strictement.  Il est intéressant de se demander si cela devrait encore être le cas en common law, du moins dans les contrats négociés entre des parties ayant un pouvoir de négociation égal comme celui en cause dans Prelco, étant donné la tendance récente de la Cour suprême à éliminer les règles spéciales pour l'interprétation de telles ententes dans l'arrêt Corner Brook (City) c. Bailey, 2021 CSC 29.

Il sera intéressant de voir si les tribunaux canadiens considèrent que la décision Prelco a une incidence sur le caractère exécutoire ou l'interprétation des clauses d'exemption dans les provinces de common law.

 

 

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