La Cour suprême du Canada confirme que le privilège de l'indicateur est une exception "quasi absolue" au principe de la publicité des débats judiciaires
En 2022, la publication d'un arrêt de la Cour d'appel du Québec révélant la tenue d'un « procès secret » a soulevé un tollé partout au pays. Dans cette affaire, le juge de première instance avait mis en place plusieurs mesures de confidentialité pour protéger l'anonymat de l'accusé - un indicateur de police - y compris ses renseignements personnels, la nature, les dates et les circonstances des infractions dont cette personne avait été accusée, l'identité du juge, du poursuivant et des avocats, le tribunal de première instance, le district judiciaire et le corps de police impliqué. Aucun jugement n'a été rendu public à l’issue de ce procès.
Après avoir initialement dénoncé le caractère secret du procès, la Cour d'appel, dans une décision caviardée, a maintenu la plupart des mesures ordonnées par le juge de première instance. La Société Radio-Canada et d'autres médias ont fait appel devant la Cour suprême du Canada.
Le 7 juin 2024, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision (Société Radio-Canada c. Personne désignée, 2024 CSC 21) dans laquelle elle a conclu que la plupart des mesures de confidentialité adoptées dans cette affaire étaient justifiées et fondées en droit. Elle a notamment statué que :
- le privilège de l'indicateur est « quasi absolu » et s'étend à toute information qui pourrait conduire à l'identification d'un indicateur de police, y compris, dans certains cas, le juge, l'avocat, le procureur, le district judiciaire, la date d'une procédure et le jugement.
- afin de divulguer le plus d'informations possible sur l'affaire tout en préservant l’anonymat de l’indicateur de police, il peut être nécessaire pour les tribunaux qui protègent le privilège de l'indicateur de mettre en place une instance parallèle entièrement dissociée de l’instance publique dans le cadre de laquelle est initialement invoqué le privilège de l’indicateur.
- ces procédures peuvent se dérouler entièrement à huis clos pour autant que leur existence et l'existence de tout jugement qui en résulte soient divulguées.
Analyse
Confirmer le privilège de l'indicateur
Selon la Cour suprême, le privilège de l'indicateur joue un « rôle crucial… dans l'efficacité des enquêtes criminelles, le maintien de l'ordre public et la protection du public ». Il est établi que le privilège de l'indicateur est « quasi absolu » et s'étend à toute information qui pourrait conduire à l'identification d'un indicateur de police. Dans cette affaire, la Cour suprême a confirmé que, dans certains cas, la protection de l’indicateur peut exiger que même l'identité du juge, de l'avocat, du procureur, du district judiciaire, la date d'une procédure et le jugement soient gardés confidentiels.
Même si les appelantes ont demandé à la Cour suprême de modifier la procédure applicable à la revendication du privilège de l'indicateur de police, la Cour suprême a unanimement confirmé la procédure qu'elle avait établie dans l'arrêt Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43. La Cour suprême a donc rejeté l'argument des appelantes selon lequel les juges devraient être obligés de diffuser des avis invitant les observations des tiers intéressés chaque fois qu'une ordonnance de confidentialité est demandée. De plus, la Cour suprême a rejeté l'argument des appelants selon lequel les renseignements n'identifiant pas directement l'indicateur devraient être divulgués aux tiers intéressés, puisque cela pourrait compromettre l’anonymat de l’indicateur.
Concilier le privilège de l'indicateur de police et le principe de la publicité des débats judiciaires
Bien que la Cour suprême ait confirmé la procédure établie dans l'arrêt Personne désignée c. Vancouver Sun, elle a néanmoins réitéré que « le principe de la publicité des débats [...] représente un pilier de notre société libre et démocratique ». Par conséquent, la Cour suprême a déclaré que les tribunaux doivent protéger le privilège de l'indicateur de police « tout en réduisant au minimum, autant que faire se peut, toute atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires ». En l'espèce, la Cour d'appel du Québec a commis une erreur en refusant de rendre publique une version caviardée du jugement de première instance.
En outre, la Cour suprême a souligné que les « procès secrets » qui ne laissent aucune trace sauf dans l'esprit des personnes concernées ne sont pas admissibles au Canada, car ils sont contraires à la primauté du droit. Pour mieux tenir compte du principe de la publicité des débats judiciaires tout en respectant le privilège de l’indicateur, la Cour suprême a estimé que les tribunaux qui protègent le privilège de l’indicateur peuvent devoir tenir une audience à huis clos, parallèle et distincte de l’instance publique dans le cadre de laquelle est initialement invoqué le privilège de l’indicateur. En empêchant que l’instance parallèle soit rattachée à l’instance publique, des renseignements peuvent être divulgués dans l’instance parallèle sans révéler l'identité de l'indicateur. La création d'une instance parallèle permet de divulguer, au minimum, l'existence de l'audience à huis clos et de toute décision rendue à l’issue de celle-ci.
Conclusion
Selon la Cour suprême, l'expression « procès secret » utilisée par la Cour d'appel pour décrire la procédure à huis clos de première instance était « imprécise » et «indûment alarmante ». Pourtant, même si la Cour suprême a souligné que les « procès secrets » n'existent pas en droit canadien, elle a néanmoins permis que tous les renseignements se rattachant à certaines instances soient tenus confidentiels, à condition que ces instances figurent au plumitif ou au rôle des audiences du tribunal. Cette décision rappelle que, même si le privilège de l'indicateur est « quasi absolu », la publicité des débats judiciaires ne l'est pas.
McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L./s.r.l. a représenté une intervenante devant la Cour suprême du Canada dans cette affaire. Les opinions exprimées dans le présent billet sont celles des auteurs uniquement.