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Niveaux de décontamination : l’approche pragmatique est privilégiée

Le 12 juin 2013, la Cour supérieure du Québec a rendu une décision importante en matière de responsabilité environnementale : Gestion Marc Ménard c. Opérations Pétroles Irving ltée1(Ménard c. Irving). Cette décision apporte un éclairage intéressant sur les critères devant guider le tribunal en matière de décontamination des sols, alors qu’elle réaffirme l’importance d’examiner l’usage auquel on destine un terrain afin de statuer sur le niveau de décontamination à atteindre.

Sommaire des faits

En 2003, les installations de la défenderesse, Les Opérations Pétroles Irving ltée (Irving), à savoir un dépôt de produits pétroliers situé à Granby, ont été démantelées. Une évaluation environnementale ayant confirmée la présence de sols contaminés, Irving a procédé à la décontamination du terrain jusqu’à la ligne de propriété séparant son terrain de celui de la demanderesse, Gestion Marc Ménard inc. (Ménard). Irving a aussi transmis à Ménard un avis quant à la présence, au limite de son terrain, de sols contaminés à des concentrations supérieures aux valeurs limites règlementaires. Le terrain appartenant à Ménard est un terrain vacant, situé dans une zone commerciale.

Dans le cadre de cette affaire, la responsabilité d’Irving était admise. Le seul débat dont était saisie la Cour était le niveau de décontamination à atteindre. Irving se disait prête à défrayer les coûts d’une décontamination propre à un immeuble à vocation commerciale2, alors que Ménard, prétextant vouloir vendre son terrain, exigeait une décontamination aux critères applicables à un immeuble à vocation résidentielle3. Ménard demandait même à écarter les normes prévues à la Politique de protection des sols et de réhabilitation des terrains contaminés (Politique), pour faire en sorte que le terrain soit remis dans l’état dans lequel il se trouvait avant la contamination.

Décision

La Cour, après avoir exposé les critères en matière de décontamination prévus à la Politique, expliqua qu’à la lumière de la preuve, l’usage possible du terrain que pourrait faire Ménard, un acheteur ou un futur acheteur, serait un usage commercial. La preuve révélait d’ailleurs que le terrain faisait partie d’une zone commerciale depuis 1975, et tout indiquait qu’il n’y aurait pas à court ou moyen terme un changement de zonage qui pourrait permettre une utilisation du terrain à des fins autres que commerciales. En conséquence, la Cour conclut que l'exigence de Ménard pour une décontamination aux critères applicables à un terrain d’usage résidentiel était excessive et donnerait de toute façon peu de valeur concrète au terrain.

Quant à l’argument de Ménard à l'effet qu’accepter une décontamination aux critères applicables à un terrain d’usage commercial serait une forme d’encouragement à la pollution ou à la contamination du terrain, la Cour a plutôt souligné qu’une décontamination en fonction de ces critères témoignerait d’une gestion adéquate d’une situation qui résulte d’un comportement négligent ou insouciant d’une autre époque, avec laquelle il faut maintenant vivre et qui doit être gérée « du mieux que l’on peut ».

Ultimement, la Cour a tranché en faveur de la position privilégiée par Irving, à savoir une décontamination conforme aux exigences de la Politique pour un terrain à vocation commerciale.

Commentaires

Cette décision est importante car elle réaffirme qu’un demandeur, dans le cadre d’un litige de cette nature, ne saurait, sauf exception, exiger une décontamination des sols en fonction de critères plus stricts que ceux qui s’imposent en fonction de l’usage auquel est destiné le terrain.

D’ailleurs, cette décision n’est pas sans rappeler les enseignements de la Cour supérieure dans Église Vie et Réveil Inc. c. Sunoco Inc.4. Dans cette affaire, la Cour supérieure avait conclu que Sunoco était responsable d’une migration de contaminants vers une propriété voisine et Sunoco avait été condamnée à payer à la demanderesse les coûts nécessaires à la décontamination du terrain. Suivant les prétentions de la demanderesse, la Cour avait aussi été appelée à examiner la question du stigmate qui pourrait être associé au terrain et nuire à sa valeur marchande, même après la réalisation des travaux. La Cour avait cependant refusé d’accorder à ce chapitre les sommes demandées par la demanderesse en vue d’une réhabilitation aux critères A de la Politique5, alors que le terrain était situé dans une zone commerciale. La Cour avait refusé cette demande en soulignant qu’il n’y avait aucune preuve à l’effet que l’immeuble serait affecté par un stigmate après l’exécution de travaux de décontamination rencontrant les critères C de la Politique. La Cour avait donc aussi privilégiée l’application des critères prévus à la Politique en fonction de l’usage du terrain, tout en réservant les droits de la demanderesse au cas où, au moment où elle entreprendrait les travaux de décontamination, la législation et la règlementation applicable auraient changé et requerraient des travaux de décontamination additionnels.

Dans cette affaire, la Cour avait aussi été appelée à analyser la décision Tridan Developments Ltd. v. Shell Canada Products Ltd.6, de la Cour d’appel de l’Ontario, dans le cadre de laquelle la responsabilité de la défenderesse Shell eu égard à la contamination du terrain de la demanderesse Tridan était admise. Tridan demandait une décontamination complète des sols au niveau pristine, alors que Shell soutenait qu’une décontamination rencontrant les critères applicables à un terrain à vocation commerciale était suffisante. La Cour accorda à Tridan les coûts de décontamination correspondant au niveau pristine, soit ceux relatifs à une remise en état identique à celui qui prévalait avant la contamination, sans égard à l’usage du terrain. Un élément important de cette décision découlait du fait que le montant des travaux requis pour atteindre le niveau pristine était largement inférieur à la valeur de l’indemnisation qui aurait pu être accordée pour le stigmate pouvant affecter l’immeuble. La conclusion suivant laquelle une correction au niveau pristine (sans stigmate) était justifiée par la preuve très particulière qui avait été présentée dans les circonstances de cette affaire émanant de l’Ontario7.

Au Québec, les tribunaux ne sont pas enclins à accepter une décontamination au-delà des critères applicables en fonction de l’usage du terrain. Cette approche a été rejetée dans l’affaire Église c. Sunoco, et à nouveau dans l’affaire Ménard c. Irving. Lorsqu’il s’agit d’identifier le niveau de décontamination recherché, les tribunaux privilégient une approche pragmatique en fonction de l’usage réel auquel le terrain est destiné.

Enfin, soulignons aussi le caractère inusité des conclusions en injonction dans l’affaire Ménard c. Irving. La Cour a en effet rendu une ordonnance d’injonction permanente enjoignant la défenderesse à réhabiliter complètement et à ses frais l’immeuble de Ménard. Il est raisonnable de se questionner sur l’à-propos d’émettre des injonctions dans de telles circonstances, alors que des travaux de décontamination sont généralement très complexes. Il va sans dire que l’exécution de l’ordonnance pourrait entraîner à elle seule de nouvelles problématiques entre les parties et requérir à nouveau l’intervention de la Cour.

Nous sommes aussi en droit de questionner le bien-fondé d’une demande injonction en matière de décontamination des sols. La Loi sur la qualité de l’environnement8 (LQE) attribue au ministre de vastes pouvoirs d’intervention s’il constate la présence de contaminants dans l’environnement. La section 4.2.1 de la L.Q.E., ayant pour objet la protection et la réhabilitation des sols, permet d’ailleurs au ministre d’exiger un plan de réhabilitation et son exécution. La Cour suprême du Canada, dans la Cie pétrolière Impériale ltée c. Québec (Ministre de l'Environnement)9, a aussi réaffirmé que le pouvoir du ministre d’exiger et d’ordonner la réalisation d’un plan de réhabilitation en vue de décontaminer un site est un pouvoir discrétionnaire large à caractère politique. Les conclusions en injonction, dans un recours comme en l’espèce, invitent donc la Cour à se substituer au régime législatif mis en place par l’entremise de la L.Q.E., qui confère au ministre de vastes pouvoirs discrétionnaires en matière de protection et de réhabilitation des sols. Cela étant dit, soulignons que la demande d’injonction n’apparaissait pas contestée par Irving.


1  2013 QCCS 2799
2  Au niveau C de la Politique de protection des sols et de réhabilitation des terrains contaminés à savoir la limite maximale acceptable pour des terrains à vocation commerciale. Voir aussi le Règlement sur la protection et la réhabilitation des terrains (R.R.Q. c. Q-2, r. 37). Pour les fins de ce texte, nous ne référerons qu’à la Politique.
3  Au niveau B de la Politique.
4  2003 CanLII 5495 (QCCS). La Cour d’appel s’est saisie de ce dossier, mais l’issue fut une homologation de transaction (C.A., 2004-03-19).
Teneurs de fond pour les paramètres inorganiques et limite de quantification pour les paramètres organiques
6  2002 CanLII 20789 (ONCA)
7  Idem, au paragraphe 17
8   L.R.Q. c. Q-2
9 [2003] 2 R.C.S. 624

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