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Le point sur le chalandage fiscal

Introduction

Le chalandage fiscal a fait couler beaucoup d’encre au Canada ces dernières années. D’entrée de jeu, en 2013, l’annonce par laquelle le gouvernement fédéral faisait part de son intention d’adopter des mesures destinées à contrecarrer cette pratique a suscité un vif intérêt. Vers la même époque, l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (l’OCDE) a publié son Plan d’action concernant l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (connu sous l’acronyme anglais BEPS pour « base erosion and profit shifting »), qui mentionnait que des groupes de travail seraient chargés de formuler des recommandations sur certaines questions ou « actions », parmi lesquelles la prévention de l’utilisation abusive des conventions fiscales (action 6 du Plan d’action). L’initiative du gouvernement et celle de l’OCDE ont connu une évolution importante au cours des trente derniers mois. Le présent article offre une vue d’ensemble de cette évolution et un aperçu de l’état actuel de chacune de ces initiatives.

L’initiative du gouvernement canadien

Dans le budget fédéral de 2013, le ministère des Finances annonçait qu’il consulterait la communauté fiscale canadienne au sujet de mesures possibles pour « préserver l’intégrité des conventions fiscales du Canada, tout en maintenant un régime d’imposition des entreprises qui soit propice aux investissements étrangers ». Plus tard la même année, il a publié un document de consultation présentant différentes options, incluant des mesures de droit national et des mesures fondées sur les conventions fiscales, en vue de freiner le chalandage fiscal abusif (le document de consultation de 2013)[1]. Le document de consultation de 2013 exposait plusieurs arguments étayant la position selon laquelle le droit international permettrait au Canada d’adopter une mesure nationale pour prévenir le chalandage fiscal. Bon nombre de ces arguments étaient tirés des commentaires de l’OCDE sur son modèle de convention fiscale (les commentaires de l’OCDE)[2]. La communauté fiscale a été invitée à commenter tant l’approche nationale que celle fondée sur les conventions fiscales, expliquées dans le document de consultation de 2013; il était entendu que le gouvernement adopterait l’une ou l’autre de ces options.

Dans le budget fédéral de 2014, en dépit d’objections sérieuses formulées par des groupes de contribuables, le ministère des Finances a annoncé qu’il avait décidé d’adopter une règle nationale plutôt qu’une approche fondée sur les conventions fiscales. En résumé, la règle aurait privé une personne des avantages prévus à une convention, s’il était raisonnable de conclure que l’un des objets principaux d’une opération ou d’une série d’opérations engagées par cette personne était de lui procurer ces avantages[3]. De plus, la règle proposée établissait certaines présomptions réfutables entraînant (ou non, selon le cas) l’application de la règle du « principal objectif », ainsi qu’une disposition d’allègement visant à permettre l’application des avantages prévus dans la convention, « s’il est raisonnable d’y consentir compte tenu des circonstances ».

Peu après le dépôt du budget fédéral de 2014, le groupe de travail sur l’action 6 de l’OCDE a publié son premier rapport provisoire (rapport provisoire de mars 2014)[4]. Le document préconisait une approche différente de celle du ministère des Finances, privilégiant plutôt des mesures fondées essentiellement sur les conventions fiscales pour lutter contre leur utilisation abusive. Il contenait certaines observations concernant les parties des commentaires de l’OCDE sur lesquelles s’appuyait le ministère des Finances pour conclure que l’adoption d’une mesure nationale de lutte contre le chalandage fiscal ne contreviendrait pas aux obligations incombant au Canada en vertu du droit international. Il donnait aussi à entendre que les rapports provisoires à venir examineraient à nouveau la question. Dans les circonstances, il n’est pas surprenant que, le 29 août 2014, le ministère des Finances ait annoncé que le gouvernement « attendra[it] plutôt la poursuite des travaux de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) et du Groupe des Vingt (G-20) dans le cadre de leur initiative concernant l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices » avant de donner effet à la proposition énoncée dans le budget fédéral de 2014.

Le gouvernement n’a plus beaucoup commenté son projet visant le chalandage fiscal depuis. Dans le budget fédéral de 2015, le ministère des Finances a néanmoins décrit son approche à l’égard du projet BEPS, expliquant qu’il cherchait à agir « d’une manière qui établit un équilibre entre l’intégrité et l’équité fiscales et la compétitivité du régime fiscal du Canada » et ajoutant :

« L’importance accordée à l’accroissement de l’équité et de la compétitivité du régime d’imposition des sociétés constitue un élément essentiel de l’approche du gouvernement qui vise à créer un climat d’affaires propice à la croissance et à la prospérité des entreprises dans l’économie mondiale. Les impôts sont un des principaux facteurs qui influencent les décisions d’investissement et le gouvernement s’est engagé à maintenir l’avantage qu’a le Canada en tant que destination attrayante pour les investissements des entreprises ».

Il s’agit là de la première indication du ministère des Finances donnant à penser qu’il pourrait ne pas approuver ou ne pas adopter toutes les recommandations du projet BEPS, y compris, possiblement, certaines recommandations concernant la pratique du chalandage fiscal.

Le projet BEPS de l’OCDE

Comme il a été mentionné, les recommandations initiales du groupe de travail sur l’action 6 ont été présentées dans le rapport provisoire de mars 2014. En résumé, le document énonçait trois propositions principales : (1) que le titre et le préambule des conventions fiscales soient modifiés pour préciser que les États contractants souhaitent prévenir l’évitement fiscal et, plus particulièrement, le chalandage fiscal; (2) qu’une règle anti‑évitement particulière soit incluse dans les conventions fiscales, s’inspirant de la disposition sur la limitation des avantages que l’on trouve actuellement dans la plupart des conventions fiscales conclues par les États‑Unis [appelée « restrictions apportées aux avantages » dans la convention entre le Canada et les É.‑U.]; (3) qu’outre la disposition sur la limitation des avantages mentionnée au point (2), les conventions fiscales comportent une règle générale anti‑évitement selon laquelle les avantages prévus par la convention ne seraient pas accordés lorsqu’il est raisonnable de conclure qu’« un des objets principaux des montages ou des transactions concernés est de bénéficier d’un avantage en vertu d’une convention fiscale et que l’octroi de cet avantage dans de telles circonstances serait contraire à l’objet et au but des dispositions pertinentes de la convention fiscale » (le « critère des objets principaux » ou COP). Le rapport provisoire de mars 2014 incluait des propositions de libellés et de dispositions pour la mise en œuvre de ces recommandations dans les conventions.

En septembre 2014, le groupe de travail sur l’action 6 a publié un rapport modifié (le rapport provisoire de septembre 2014)[5]. Le changement le plus important que contient ce document est sans doute la déclaration selon laquelle on ne considérait plus nécessaire que les États adoptent à la fois une disposition sur la limitation des avantages et une autre sur le COP. Bien que cette « approche combinée » ait manifestement été jugée idéale par le groupe de travail, celui‑ci mentionnait que les États devraient avoir une certaine latitude sur cette question et qu’il suffirait qu’ils souscrivent à un « niveau de protection minimum » consistant à (1) faire les changements suggérés dans le rapport provisoire de mars 2014 en ce qui touche le titre et le préambule des conventions, et (2) adopter a) soit un COP, b) soit une disposition sur la limitation des avantages complétée par une nouvelle règle visant les « montages‑relais ». Cette nouvelle règle concernant les « montages-relais » s’appliquerait dans les cas où un résident d’un pays signataire d’une convention a reçu un montant à l’égard duquel il a demandé de bénéficier d’avantages prévus par la convention, si « la totalité ou la presque totalité » de ce montant a été versé, « directement ou indirectement », à une personne non résidente de l’un des États contractants et que l’un des objets principaux de l’opération ou de la série d’opérations qui a donné ouverture aux avantages prévus par la convention était l’obtention de ces avantages. Le rapport provisoire de septembre 2014 comportait d’autres éléments importants, notamment : (i) le texte provisoire à insérer dans les commentaires de l’OCDE concernant le COP et la disposition relative à la limitation des avantages; (ii) l’ajout de caractéristiques importantes à cette disposition, comme une clause sur les avantages dérivés, et (iii) une série de nouvelles règles anti‑évitement spécifiques fondées sur les conventions.

En novembre 2014, le groupe de travail sur l’action 6 a publié un document répertoriant une liste de 20 questions qu’il restait à régler relativement au rapport provisoire de septembre 2014, et a sollicité des commentaires de la communauté fiscale[6]. Le groupe de travail a répondu aux commentaires reçus et traité des 20 questions en cause dans un rapport publié en mai 2015 (le rapport provisoire de mai 2015)[7]. Le rapport provisoire de mai 2015 est considérablement plus court que celui de septembre 2014. Le changement le plus important apporté par ce rapport a trait à la disposition sur la limitation des avantages. Plutôt que de fournir un modèle de disposition sur le sujet, le document propose que la convention modèle de l’OCDE ne contienne qu’une structure générale (« skeleton »). Il y est ensuite suggéré que les commentaires de l’OCDE énoncent diverses formulations que les États pourraient adopter en fonction de leur situation particulière. Le rapport provisoire de mai 2015 contient le texte d’une disposition « simplifiée » sur la limitation des avantages qui pourrait, par exemple, constituer une option pour les pays qui, ayant adopté un COP, n’auront pas besoin de compter autant sur une disposition prévoyant la limitation des avantages. D’autres changements mineurs sont aussi proposés; ainsi, on prévoit la possibilité que les États établissent des comités spéciaux (semblables au comité canadien sur la disposition générale anti-évitement (DGAE)) chargés d’approuver l’application du COP avant l’établissement de toute cotisation. Enfin, le rapport provisoire de mai 2015 apporte des changements à la règle visant à prévenir les « montages‑relais », décrite dans le rapport provisoire de septembre 2014. Plutôt que de fournir un projet de libellé pour cette règle, on suggère que la rédaction de la règle soit laissée à la discrétion des États. Pour orienter ceux-ci, toutefois, le rapport provisoire de mai 2015 offre une série d’exemples de situations qui devraient ou, selon le cas, ne devraient pas tomber sous le coup de la disposition visant à prévenir les montages‑relais que le groupe de travail sur l’action 6 propose d’inclure dans les commentaires de l’OCDE (la plupart des exemples portent sur des paiements adossés faisant appel à des intermédiaires du type visé par les paragraphes 18(6.1) et 212(3.1) à (3.3) de la Loi de l’impôt sur le revenu du Canada).

Conclusion

Il y a lieu de se réjouir de la décision du ministère des Finances d’attendre que l’OCDE ait terminé ses travaux avant d’adopter une stratégie définitive concernant le chalandage fiscal. Le corollaire de cette décision, cependant, est qu’il est encore plus important que les fiscalistes soient attentifs à l’état des recommandations provisoires du groupe de travail sur l’action 6. En effet, les fiscalistes sont susceptibles de conseiller des clients au sujet de l’établissement de structures qui seront assujetties aux règles adoptées à la suite de ces recommandations. Espérer un long processus de mise en œuvre recommandations pourrait s’avérer inutile, puisque des négociations sont engagées en vue de l’adoption d’un instrument multilatéral visant à permettre que les recommandations résultant du projet BEPS soient mises en œuvre aussi rapidement que possible, dans le plus grand nombre possible de conventions fiscales (ce processus fait d’ailleurs l’objet d’un élément du BEPS qui lui est propre, l’action 15). Il restera à voir si le Canada et les pays le plus souvent aux prises avec des stratégies de chalandage fiscal signeront cet instrument.


[1] Ministère des finances du Canada, « Document de consultation sur le chalandage fiscal – Le problème et les solutions possibles ».

[2] Organisation de Coopération et de Développement Économiques, Articles du Modèle de Convention fiscale concernant le revenu et la fortune (Paris, OECD, juillet 2010).

[3] Voir Stefanie Morand, « Propositions relatives au chalandage fiscal – 2013 en rétrospective et nouveaux développements en 2014 » (8 mai 2014), McCarthy Tétrault, International Tax Newsletter (Taxnet Pro, Corporate Tax Centre) pour une description détaillée de la mesure proposée par le ministère des Finances.

[4] Projet pour commentaires portant sur l’action 6 (Empêcher l’utilisation abusive des conventions fiscales) du Plan d’action BEPS, 14 mars 2014 – 9 avril 2014.

[5] Empêcher l’utilisation abusive des conventions fiscales lorsque les circonstances ne s’y prêtent pas, Action 6 : livrable 2014 (Paris, OCDE, 2014).

[6] Public Discussion Draft, Follow Up Work on BEPS Action 6: Preventing Treaty Abuse, 21 novembre 2014 – 9 janvier 2015.

[7]Revised Discussion Draft, BEPS Action 6: Prevent Treaty Abuse, 22 mai 2015 –17 juin 2015.