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L’affaire Tercon et ses répercussions sur les clauses de non-recours et de responsabilité limitée

Le jugement rendu par la Cour suprême du Canada (CSC) dans l’affaire Tercon Contractors Ltd. c. Colombie-Britannique (Transports et voirie) (2010) a été décrit comme un coup de grâce à la doctrine du défaut fondamental. Selon de nombreux observateurs de la Cour, cette doctrine avait en fait été abolie au Canada par la décision rendue par la CSC dans l’affaire Hunter Engineering Co. c. Syncrude Canada Limitée, plus de 20 ans avant la décision dans l’affaire Tercon. C’est pourquoi il est plutôt surprenant que cet aspect de l’affaire Tercon ait fait couler autant d’encre.

Avant de nous pencher sur les autres aspects de la décision rendue par la CSC dans l’affaire Tercon, il importe de définir clairement la portée de la doctrine du défaut fondamental. La doctrine a vu le jour dans un jugement rendu en 1956 par la Cour d’appel britannique. Dans l’affaire Tercon, la Cour a décrit la doctrine de la manière suivante :

... lorsque le défendeur avait à ce point manqué à ses obligations contractuelles qu’il avait privé le demandeur de la quasi-totalité du bénéfice censé découler du contrat... le co-contractant innocent était dès lors relevé de ses obligations, et le défendeur pouvait en outre être tenu responsable des conséquences de son « défaut fondamental » même si les parties avaient clairement et expressément écarté toute responsabilité.

Dans l’affaire Hunter, la Cour avait reconnu à l’unanimité que la doctrine n’était plus en vigueur au Canada. Cependant, cela ne signifiait pas que les clauses de non-recours ou de responsabilité limitée seraient toujours appliquées par un tribunal. Dans l’affaire Hunter, la Cour était divisée sur les circonstances dans lesquelles un tribunal devrait refuser de donner effet à une clause de non-recours ou de responsabilité limitée. Certains membres ont opté pour un critère d’iniquité, alors que d’autres ont appuyé le critère de l’interprétation manifestement déraisonnable et le critère de l’ordre public. Dans l’affaire Tercon, la Cour a résolu cette divergence d’opinions en favorisant une exception d’iniquité plutôt que l’application d’une clause de non-recours ou de responsabilité limitée. La Cour a de plus soutenu que même si une clause de non-recours ou de responsabilité limitée ne constituait pas une iniquité à l’égard des parties, elle peut néanmoins ne pas être applicable si le tribunal conclut qu’elle va à l’encontre de l’ordre public.

Même si la Cour s’est prononcée à l’unanimité sur ces aspects de l’affaire Tercon, la Cour était divisée (soit cinq juges contre quatre) quant à l’interprétation de la clause de non-recours dans l’affaire Tercon. La majorité a statué que la clause ne s’appliquait pas, alors que la minorité a statué que la clause protégeait la Colombie-Britannique contre son défaut à l’égard de la demande de proposition.

Il est intéressant de noter qu’au nombre de tous les juges qui ont instruit cette affaire, sept (soit les trois membres de la Cour d’appel et les quatre juges dissidents de la CSC) ont décidé que la clause s’appliquait dans les circonstances, alors que six juges (soit les juges de première instance et cinq juges de la CSC) ont statué qu’elle ne s’appliquait pas. Seul le juge de première instance a soutenu, en obiter, que la clause était inique. Aucun des 12 autres juges ayant instruit l’affaire n’a conclu que la clause était inique, bien que les quatre juges minoritaires de la CSC ont statué que la clause n’était pas inique.

Le jugement soulève aussi la question de savoir quels types de clauses seront soumises aux critères de l’iniquité. Autrement dit, est-ce que les tribunaux considéreront la totalité d’une clause d’un contrat comme étant une clause de non-recours ou de responsabilité limitée? Est-ce qu’un seuil ou un plafond imposé aux dommages-intérêts sera considéré comme une clause de cette nature? Est-ce que les clauses d’exclusion de garantie tacites sont soumises à la norme d’iniquité? Ce ne sont là que quelques-unes des questions qui sont vraisemblablement susceptibles de se poser dorénavant.

Pour ce qui est du critère à utiliser pour établir si une clause de non-recours ou de responsabilité limitée est inique, ni la majorité ni la minorité des juges dans l’affaire Tercon n’ont indiqué en quoi le critère devrait consister. Les juges majoritaires ont conclu que la clause ne s’appliquait pas et que, par conséquent, ils n’avaient pas à trancher la question de savoir si la clause était inique. Les juges minoritaires ont conclu que la clause s’appliquait, mais n’ont constaté aucune inégalité dans le pouvoir de négociation. Vraisemblablement, en s’appuyant sur cette constatation, les juges minoritaires ont conclu que la clause n’était pas inique.

Il est reconnu que l’affaire Tercon a donné le coup de grâce de la doctrine du défaut fondamental, une conclusion que la Cour avait déjà tirée dans l’affaire Hunter. Il est vrai que l’affaire Tercon fait aussi probablement en sorte qu’il est difficile de faire valoir qu’une clause de non-recours ou de responsabilité limitée est inique dans un contrat conclu entre des parties commerciales sophistiquées.

Par contre, l’adoption de la doctrine de l’iniquité fait en sorte qu’il existe toujours un risque réel qu’un tribunal refuse de donner effet à de telles clauses dans de nombreux contrats à la consommation. Par conséquent, à l’avenir, le critère d’iniquité devient crucial pour les entreprises qui font affaire avec les consommateurs.

Dans l’affaire Titus c. William F. Cooke Enterprises Inc. (2007), le juge MacPherson a adopté le critère à quatre volets appliqué dans une décision antérieure de la Cour d’appel de l’Alberta :

[traduction]

  1. le caractère manifestement injuste et imprévoyant de la transaction;
  2. le fait que la victime n’a pas obtenu des conseils juridiques indépendants ou d’autres conseils convenables;
  3. l’immense déséquilibre du pouvoir de négociation, attribuable à l’ignorance des affaires, à l’analphabétisme, à l’ignorance du langage de négociation, à la cécité, à la surdité, à la maladie, à la sénilité ou à une incapacité similaire de la victime; et
  4. le fait que l’autre partie tire sciemment avantage de cette vulnérabilité.

Pourtant, dans l’affaire Birch c. Union of Taxation Employees, Local 70030 (une cause de 2008 portant sur une clause pénale), le tribunal a eu recours au critère en deux volets appliqué dans une autre décision tout en reconnaissant que [traduction] « il ne semble pas y avoir de critère unique applicable à toutes les situations. Cela n’est pas surprenant, compte tenu que la doctrine de l’iniquité a été appliquée à un large éventail de causes. » (par. 41).

La CSC s’est penchée sur la doctrine de l’iniquité dans quelques causes. Dans une décision, la Cour a conclu qu’un critère spécial en matière d’iniquité devrait être utilisé dans un contexte matrimonial. Il est certes concevable que la CSC, dans une décision ultérieure, devra établir le critère en matière d’iniquité dans le cas des clauses de non-recours ou de responsabilité limitée.

La prise en compte de la doctrine relative à l’ordre public dans l’analyse fait intervenir un autre élément d’incertitude, à moins que le tribunal ne circonscrive étroitement le concept d’ordre public dans ce contexte.

Le fait que neuf membres de la Cour dans l’affaire Tercon étaient divisés sur l’interprétation de la clause fait ressortir ce qui a toujours constitué une importante pierre d’achoppement en ce qui a trait à l’application des clauses de non-recours et de responsabilité limitée — dans quelle mesure l’interprétation de ces clauses devrait-elle être large ou restreinte. La division survenue dans l’affaire Tercon souligne le besoin de clarté absolue que nécessite la rédaction de telles clauses, même si un langage clair sera difficile à faire adopter. Après tout, quelle partie contractante souhaite attirer l’attention de l’autre partie sur le peu qu’elle tire réellement du contrat? Autrement dit, l’importance accordée à un langage clair pourrait bien faire en sorte que la perfection devienne l’ennemi du bien.

Les clauses de non-recours au Québec

Bien qu’il existe certains recoupements entre les approches du droit civil du Québec et de la common law du Canada, la décision rendue par la CSC dans l’affaire Tercon n’aura vraisemblablement pas d’incidence importante sur le droit du Québec qui régit les clauses de non-recours ou de responsabilité limitée.

La décision rendue par la CSC dans l’affaire Glengoil Steamship Co. c. Pilkington a établi que les clauses de non-recours sont en principe valides et ne vont pas à l’encontre de l’ordre public en vertu du droit québécois. La validité des clauses de non-recours découle du principe de liberté contractuelle plutôt que d’une disposition expresse du Code civil du Bas-Canada, en vigueur au moment de la décision rendue dans l’affaire Glengoil ou de l’actuel Code civil du Québec (CCQ).

Comme c’est le cas dans les territoires régis par la common law canadienne, les clauses de non-recours doivent être interprétées de manière restrictive en vertu du droit du Québec. L’intention de limiter ou d’exclure la responsabilité doit être clairement exprimée et la clause sera appliquée uniquement en conformité avec ses modalités. Toute ambiguïté dans la clause sera interprétée à l’encontre des intérêts de la personne qui l’invoque et peut faire en sorte qu’elle soit sans effet.

Comme c’est le cas pour toute autre disposition contractuelle, le consentement à une clause de non-recours doit être donné librement. L’article 1475 CCQ précise que les avis stipulant l’exclusion ou la limitation de la responsabilité, notamment ceux affichés dans des stationnements, ne sont valables que si la partie qui invoque l’avis prouve que l’autre partie en avait connaissance au moment de la formation du contrat.

Les clauses de non-recours et de responsabilité limitée ne peuvent s’appliquer qu’à la responsabilité contractuelle. L’article 1458 CCQ empêche les parties à un contrat d’invoquer un régime de responsabilité extracontractuelle dans la mesure où la réclamation possible est couverte par un régime de responsabilité contractuelle.

Le droit du Québec limite la validité des clauses de non-recours ou de responsabilité limitée au moyen de règles précises portant sur la gravité de la faute lourde, la nature des dommages ou la catégorie d’activités contractuelles. La restriction qui s’applique de la manière la plus générale aux clauses de non-recours est prévue à l’article 1474 CCQ. Cette disposition prévoit qu’une personne ne peut exclure ou limiter sa responsabilité pour le préjudice causé à autrui par une faute intentionnelle ou une faute lourde. La faute lourde est celle qui dénote « une insouciance, une imprudence ou une négligence grossières ». Cet aspect de l’article 1474 CCQ indique clairement que le droit québécois établit une distinction entre la négligence et la négligence grossière. La notion de faute intentionnelle en vertu du droit québécois semble inclure l’intention de porter préjudice ainsi que le refus délibéré de s’acquitter d’une obligation contractuelle, qu'un préjudice soit voulu ou non.

De plus, l’article 1474 CCQ interdit expressément à une personne d’exclure ou de limiter sa responsabilité pour le préjudice corporel ou moral. Les restrictions imposées par cet article s’appliquent à tous les types de contrats.

Le droit québécois applique également des restrictions aux clauses de non-recours ou de responsabilité limitée afin de protéger certaines parties dans le contexte de types de contrats particuliers. L’article 10 de la Loi sur la protection du consommateur du Québec interdit la stipulation par laquelle un commerçant se dégage des conséquences de son fait personnel ou de celui de son représentant. Il n’est pas possible de déroger à la loi par une convention particulière et, plus précisément, le consommateur ne peut renoncer à un droit que lui confère la loi à moins qu’il n’en soit prévu autrement dans ladite loi.

En vertu du régime québécois régissant le contrat de vente, un acheteur peut exercer des recours contre le vendeur immédiat si l’article qu’il a acheté à ce dernier comporte des vices cachés et, à titre d’exception au principe du lien contractuel, contre un distributeur, un fournisseur et un fabricant dans la chaîne de titres. Selon la description faite dans une décision récente de la CSC, les fabricants et les vendeurs professionnels sont présumés avoir connaissance des vices cachés existants au moment de la vente. La présomption de connaissance a pour résultat qu’une clause de non-recours à l’égard de la responsabilité relative aux vices cachés est valide uniquement si le vendeur ou le fabricant parvient à réfuter la présomption de connaissance, évitant ainsi la fraude ou la faute intentionnelle et l’application de la règle prévue à l’article 1474 CCQ. Pour réfuter la présomption de connaissance, il faut démontrer que le vendeur ou le fabricant ne pouvait raisonnablement avoir découvert le vice même en prenant toutes les précautions nécessaires pour la production.

Le CCQ stipule aussi que les clauses de non-recours en faveur d’un locateur dans un bail résidentiel, d’un transporteur dans un contrat de transport et d’un employeur en ce qui concerne un licenciement sont sans effet.

L’élément analogue à celui du défaut fondamental intervient dans le droit québécois dans deux circonstances. Premièrement, l’article 1604 CCQ indique que le recours en cas de résolution d’un contrat pour inexécution est inexistant si le défaut est « de peu d’importance ». La disposition s’applique « malgré toute stipulation contraire ». Deuxièmement, l’article 1437 CCQ stipule qu’une clause abusive d’un contrat de consommation ou d’adhésion est nulle ou l’obligation qui en découle, réductible. La disposition indique qu’une clause est abusive, notamment, lorsqu’elle est si éloignée des obligations essentielles qui découlent des règles gouvernant habituellement le contrat qu’elle dénature celui-ci. L’article 1437 CCQ a été appliqué de manière à invalider une clause de non-recours lorsque l’inexécution de l’obligation principale prévue au contrat a pour conséquence d’annuler les effets essentiels de ce dernier.

Bien que la portée et l’étendue des clauses de non-recours et de responsabilité limitée soient en partie une question d’interprétation des contrats en vertu du droit québécois, les restrictions applicables à la validité des clauses de non-recours découlent de règles codifiées portant sur la gravité de l’inconduite, la nature du préjudice ou la nature du contrat. Le défaut fondamental, qui constituait jusqu’à récemment l’élément central de la réglementation des clauses de non-recours dans la common law canadienne, joue un rôle relativement mineur à ce chapitre au Québec.

De plus, l’iniquité et l’ordre public, qui ont acquis de la notoriété par suite de l’affaire Tercon, sont prévus dans le droit québécois par les restrictions particulières codifiées et par des lois dont l’application est générale ou limitée. En vertu du droit québécois, outre la question de l’interprétation, la principale difficulté en ce qui concerne la validité des clauses de non-recours dans un contexte commercial consistera à déterminer si l’inexécution résulte d’une faute intentionnelle ou lourde, une question qui n’a pas été traitée directement dans l’affaire Tercon.