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La main gauche sait-elle ce que fait la main droite?

Il s’agit du malheureux conte de deux décisions concernant le délit d’ingérence illicite dans des relations économiques : Barber v. Molson Sport & Entertainment Inc., 2010 ONCA 570 (CanLII) publiée le 3 septembre 2010, seulement dix jours après Alleslev-Krofchak v. Valcom Limited, 2010 ONCA 557 (CanLII) publiée le 24 août. L’énigme, c’est que les deux formations de juges (qui partageaient un même membre) ont oublié de définir exactement ce que signifie « par des moyens illicites », élément clé du critère de ce délit civil intentionnel. Ces deux affaires avaient été entendues en mars 2010.

Comme le disait le sergent Joe Friday, de la fameuse série Dragnet : « Les faits, madame —  relatez-moi seulement les faits ». Les cours d’appel ne sont pas destinées à reprendre l’affaire portée en appel : mais plutôt à corriger des erreurs de droit et une appréciation erronée de faits importants. Dans Barber, la Cour d’appel a fait une observation préalable dans son analyse :

[traduction] [43] « Le juge de première instance a présenté de longs motifs détaillés dans lesquels il expose un grand nombre de conclusions de faits. Ceci étant dit, nous reconnaissons que l’analyse juridique du juge de première instance est mince et, à certains égards, inexacte. Néanmoins, en raison du soin qu’il a consacré à la formulation de ses conclusions de fait et étant donné qu’il a présenté toutes les conclusions requises, nous avons été en mesure de prendre les décisions nécessaires pour trancher ces appels sans être obligés de tenir un nouveau procès. »

Le délit d’ingérence illicite dans des relations économiques exige du demandeur qu’il prouve : a) que la partie défenderesse avait l’intention de causer du tort au demandeur; b) que la partie défenderesse s’est ingérée dans les intérêts financiers du demandeur par des moyens illicites ou illégaux; et c) qu’en conséquence, le demandeur a subi une perte économique. Dans l’arrêt 671122 Ontario Ltd. v. Sagaz Industries Canada Inc., 1998 CanLII 14850 (ON S.C.), le juge Cumming a ventilé ces exigences de façon plus concentrée :

[traduction] [61] « À mon avis, et c’est ce que je conclus, il existe un délit en common law canadienne que j’appellerai ‘délit d’ingérence illicite dans des relations économiques’. Les éléments du ‘délit d’ingérence illicite dans des relations économiques’ sont : i) l’existence d’une relation d’affaires ou espérance d’affaires valide entre le demandeur et une autre partie; ii) la connaissance par la partie défenderesse de cette relation d’affaires ou espérance; iii) l’ingérence intentionnelle qui entraîne ou occasionne la cessation de cette relation ou espérance; iv) l’ingérence se fait par des moyens illicites; v) l’ingérence par la partie défenderesse doit être la cause immédiate de la cessation de la relation d’affaires ou de l’espérance; et vi) il en découle une perte pour le demandeur. »

À mon avis, la ventilation des éléments faite par le juge Cumming est utile, mais doit être raffinée quant à l’aspect qu’il y a toujours délit si la relation d’affaires ou l’espérance est diminuée, même si elle n’est pas complètement anéantie. Puisqu’il s’agit d’un délit civil intentionnel, une ingérence répréhensible dans de tels intérêts ne constitue pas une ingérence intentionnelle : voir l’arrêt Lineal Group Inc. v. Atlantis Canadian Distributors Inc., 1998 CanLII 4248 (ON C.A.).

La décision du tribunal dans l’affaire Alleslev-Krofchak indique au paragraphe 48 (la clarté dont il est fait mention concerne les éléments du délit d’ingérence illicite dans des relations économiques ainsi qu’une analyse détaillée de ce délit et du délit d’incitation à rompre un contrat, ces deux délits intentionnels étant souvent confondus l’un avec l’autre) et aux paragraphes 51 et 52 ce qui suit :

[traduction] [48] « Je crois que nous devons beaucoup de clarté à la jurisprudence récente. L’arrêt le plus important est OBG v. Allen, [2008] 1 AC, [2007] UKHL 21 (...)

[51] La question débattue dans OBG concernait l’étendue des « moyens illicites ». Cet élément est aussi déterminant dans la plaidoirie de l’appelant dans la présente instance. Les protagonistes étaient Lord Hoffmann, avec qui la majorité de la Chambre des lords était d’accord, et Lord Nicholls.

[52] Lord Hoffmann avait commencé son exposé au paragraphe 46, en adoptant le fondement du délit selon Lord Lindley comme étant, dans les mots de Lord Nicholls décrivant sa position, le fait que le défendeur avait cherché à causer du tort aux affaires de la partie demanderesse ‘par l’entremise d’un tiers’ :

Le fondement du délit a été décrit par Lord Lindley dans Quinn v. Leathem [1901] AC 495, 534-535 :

La liberté ou le droit d’une personne de négocier avec des tiers est sans valeur, à moins que les tiers ne soient libres de négocier avec cette personne s’ils choisissent de le faire. Toute ingérence dans leur liberté de négocier avec cette personne porte atteinte à cette personne. Si cette ingérence est répréhensible, la seule personne qui peut introduire une instance à cet égard est, en règle générale, la personne immédiatement touchée par cette ingérence; toute autre personne qui en subit les conséquences ne peut généralement avoir aucun recours; le préjudice qu’elle subit est trop éloigné, et il serait évidemment impossible dans la pratique et très peu commode d’accorder un recours légal à tous ceux qui souffrent de tels actes répréhensibles. Mais si l’ingérence est illégitime et destinée à nuire à un tiers, et lui nuit bel et bien — en d’autres termes si ce tiers est illégitimement et intentionnellement frappé par l’entremise d’autres personnes et s’en trouve lésé, l’affaire est modifiée sous tous les angles : le mal fait aux autres l’atteint, ses droits sont violés quoique indirectement et le préjudice qu’il subit n’est ni éloigné ni imprévu, mais est la conséquence directe de ce qui a été fait. [Soulignement ajouté dans la décision Alleslev-Kofchak]

La clé du point de vue du tribunal de juges dans l’affaire Alleslev-Kofchak sur le délit d’ingérence illicite dans des relations économiques était énoncée aux paragraphes 53 à 55 :

[traduction] [53] Il [Lord Hoffmann] a exposé son point de vue sur la nature même du délit au paragraphe 47 :

La nature même du délit semble donc être a) une ingérence illégitime dans les actions d’un tiers dans lesquelles le demandeur a des intérêts financiers; et b) une intention d’ainsi occasionner une perte pour le demandeur.

[54] Ensuite, de façon décisive pour l’argument de l’appelant, Lord Hoffmann a précisé, au paragraphe 49, que le délit doit donner ouverture à une poursuite par le tiers sous réserve d’une exception :

À mon avis, et sous réserve d’une exception, les actes commis contre un tiers représentent des moyens illicites uniquement s’ils donnent ouverture à une poursuite par ce tiers. L’exception, c’est qu’ils constitueront également des moyens illicites si l’unique raison pour laquelle ils ne donnent pas ouverture à une poursuite est l’absence de perte subie par le tiers. En cas d’intimidation, par exemple, la menace ne donnera généralement pas lieu à une cause d’action par le tiers puisqu’il n’aura subi aucune perte. S’il se plie à la menace, alors, comme le défendeur le souhaitait, le demandeur aura plutôt subi une perte. Il s’agit néanmoins de moyens illicites. Mais la menace doit être de faire quelque chose qui aurait donné ouverture à une poursuite si le tiers avait subi une perte.

[55] Finalement, il a offert cette brève et utile définition du délit au paragraphe 51 :

Les moyens illicites consistent donc en des actes destinés à occasionner une perte au demandeur en brimant la liberté d’un tiers d’une façon qui est illégitime à l’encontre de ce tiers et qui est destinée à occasionner une perte au demandeur. Ils ne comprennent pas à mon avis des actes qui peuvent être illégitimes à l’encontre d’un tiers mais qui ne portent pas atteinte à sa liberté de négocier avec le demandeur.

En revanche, l’interprétation plus large de l’expression « par des moyens illicites » acceptée par la formation dans la décision Barber était énoncée dans les motifs de Lord Nicholls comme englobant toute conduite de la part du défendeur qui causait intentionnellement un préjudice au demandeur et constituait la violation d’une obligation soit en droit civil soit en droit criminel, sans poser comme condition préalable que cette conduite du défendeur doive donner ouverture à des poursuites par le tiers. Il semblerait également que Lord Nicholls ne se préoccupait pas du fait que des moyens illicites étaient destinés à atteindre le tiers; il semble plutôt qu’il aurait été satisfait si les moyens illicites étaient destinés à atteindre le demandeur.

La décision de la formation dans l’affaire Alleslev-Krofchak est formelle quant à ce qu’il faut pour que des actes soient qualifiés de « moyens illicites », à savoir que les actes du défendeur a) ne peuvent donner directement ouverture à des poursuites par le demandeur; et b) doivent être destinés à atteindre un tiers (lequel est alors l’instrument par le biais duquel le préjudice frappe le demandeur).

La décision de la formation dans l’affaire Alleslev-Krofchak indique que la Cour d’appel de l’Ontario a opté pour la définition moins large de l’expression « par des moyens illicites » tant dans l’arrêt Correia v. Canac Kitchens, 2008 ONCA 506 (CanLII) que dans l’arrêt Ontario Racing Commission v. O’Dwyer, 2008 ONCA 446 (CanLII). Ce tribunal a de plus souligné que la juge de première instance s’était demandé si cette jurisprudence avait modifié ou remplacé les éléments essentiels du délit tels qu’ils sont énoncés dans les arrêts Lineal, supra, Reach M.D. Inc. v. Pharmaceutical Manufacturers Association of Canada, 2003 CanLII 27828 (ON C.A.) et Drouillard v. Cogeco Cable Inc., 2007 ONCA 322 (CanLII), soulignant que Correia avait donné à penser que l’affaire Drouillard avait tenté de resserrer la portée de l’expression « par des moyens illicites ». Toutefois, elle présumait que l’acceptation d’OBG dans l’arrêt Correia n’avait pas rétréci la définition de l’élément « par des moyens illicites ». Elle avait abordé cette question aux paragraphes 322 à 328 de 2009 CanLII 30446 (ON S.C.) et, après avoir mentionné les causes Correia, Drouillard et OBG, elle déclarait au paragraphe 328 que la plaidoirie était insuffisante et [traduction] « ... l’incertitude du droit relativement à la portée du concept des ‘moyens illicites’ a rendu ma tâche particulièrement difficile ».

Dix jours plus tard, le monde (à tout le moins la collectivité juridique en Ontario) était ébranlé par l’affaire Barber, qui revenait à la définition de l’expression « par des moyens illicites » antérieure à l’arrêt OBG. La décision du tribunal de juges dans Barber indiquait :

[traduction] [58] Nous commençons en soulignant que, dans Reach M.D., l’étendue des activités qu’un défendeur n’est ‘pas libre de commettre’ est interprétée de façon large : voir les paragraphes 48 à 52.

Seule l’affaire Reach M.D. était mentionnée dans la décision Barber; elle faisait fi des arrêts OBG, Correia, O’Dwyer, Drouillard et Alleslev-Krofchak.

Donc, en raison des critères divergents de ces deux affaires, nous savons ce que sont les faits, mais ne savons pas ce qu’est le droit. La Cour d’appel de l’Ontario avait été saisie d’une autre affaire visant le délit d’ingérence illicite dans des relations économiques : Heydary Hamilton Professional Corporation v. Hanuka, 2010 ONCA 881, qui a été publiée le 21 décembre (juste avant que je rédige les présentes observations). Toutefois, cette question de plaidoirie a été rejetée sans qu’il soit nécessaire de se mettre de la partie dans le différend relatif aux définitions étroites et larges de l’expression « par des moyens illicites ». Nous notons toutefois qu’une demande de pourvoi devant la Cour suprême du Canada a été déposée quant à ce différend. Cela devrait être utile pour mettre les choses au point.

Toutefois, nous croyons qu’il est juste de souligner que le délit d’ingérence illicite dans des relations économiques est une question épineuse ayant créé de la confusion auprès des tribunaux du Canada (et du Royaume-Uni; voir les commentaires de Lord Hoffmann faisant la distinction entre le délit qui nous préoccupe et celui de l’incitation à rompre un contrat dans l’arrêt OBG et revenant à certaines décisions historiques intéressantes commençant en 1620, pour ce faire). Il est probable que le délit que nous examinons ici continuera d’évoluer et d’être raffiné dans la fonderie dorée de la common law. Voir aussi l’affaire Ultracuts Franchises Inc. v. Magicuts Inc. et al., 2010 MBCA 34 (CanLII) au paragraphe 6.

Il serait négligent de ma part de ne pas souligner la charge de travail de la Cour d’appel de l’Ontario et ses antécédents généralement excellents. Il faut croire que chacun a de temps à autre une mauvaise journée. Dans sa chronique du 16 décembre 2010, la collaboratrice attitrée du Globe & Mail Christie Blatchford écrivait au sujet d’une récente affaire :

[traduction] Dans toutes les provinces, la Cour d’appel est sans doute actuellement la plus cérébrale et certainement la plus éloignée des faits souvent brutaux d’une affaire.

Les avocats qui comparaissent régulièrement ici peuvent faire l’analyse grammaticale d’une simple phrase prononcée par un juge de première instance en mille tranches et discuter sur des pointes d’aiguilles : c’est la nature de leur travail. Ils peuvent, ainsi que les juges qui les entendent, ‘tourner en rond’ pendant des heures — de par leur formation, ils aiment tous discuter et beaucoup aiment s’écouter parler — sur un seul point de droit ou sur une nuance. Les juges apprécient tellement ces joutes oratoires qu’on pourrait parfois croire qu’ils cèdent aux caprices des avocats pour le seul plaisir de les entendre.

Mais ce ne fut pas le cas aujourd’hui (...)

Comme Shakespeare le disait, la clémence est tombée comme la douce pluie du ciel sur la Cour d’appel de l’Ontario, bonne à celui qui donne et à celui qui reçoit.

Le caractère de la clémence est de n’être point forcée, écrivait Shakespeare. Et le lieu sur lequel elle tombe comme la douce pluie du ciel est béni.

Donc, dans cette affaire, la Cour d’appel en était venue à une décision qui reconnaissait les faits et appliquait le bon droit (et le bon sens). Avec un peu de chance, la Cour suprême du Canada résoudra la question du délit intentionnel d’ingérence illicite dans des relations économiques, de façon que « tout est bien qui finit bien ».