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La Cour suprême publie une trilogie de décisions relatives aux acheteurs indirects

Dans une importante trilogie publiée le 31 octobre 2013, la Cour suprême du Canada reconnaît le droit des acheteurs indirects de faire valoir des réclamations en matière de concurrence tout en confirmant le rejet du moyen de défense fondé sur le « transfert de la perte » dans ce contexte.

La Cour suprême a publié des décisions relativement à trois pourvois en matière d’autorisation de recours collectif intentés par des consommateurs qui ont été entendus ensemble il y a plus d’un an : Pro-Sys Consultants Ltd. c. Microsoft Corporation, 2013 CSC 57 (Pro-Sys), Sun-Rype Products Limited c. Archer Daniels Midland Company, 2013 CSC 58 (Sun-Rype) et Infineon Technologies AG c. Option consommateurs, 2013 CSC 59 (Infineon). Les affaires Pro-Sys et Sun-Rype ont été entendues en Colombie-Britannique alors que l’affaire Infineon a été entendue au Québec et tranchée selon le droit civil, statutaire et procédural de cette province.

La question de savoir si des acheteurs indirects peuvent faire valoir des recours fondés sur une conduite anti-concurrentielle et, le cas échéant, si des groupes composés à la fois d’acheteurs directs et indirects peuvent être autorisés, constituaient la question centrale de ces pourvois – et la raison pour laquelle ils ont été entendus ensemble. Les acheteurs indirects sont les consommateurs qui n’ont pas acheté le produit directement auprès des auteurs présumés de la majoration, mais plutôt auprès d’un intermédiaire dans la chaîne de distribution.

Dans l’affaire Pro-Sys, les demandeurs ont intenté un recours collectif contre trois entités de Microsoft dans lequel ils allèguent que ces trois entités ont majoré les prix de leurs systèmes d’exploitation et de leurs logiciels d’application pour ordinateur personnel que le groupe proposé d’acheteurs indirects a acheté auprès de revendeurs.

Dans l’affaire Sun-Rype, les demandeurs ont allégué que les défendeurs avaient pris part à un complot de fixation des prix du sirop de mais à haute teneur en fructose (SMHTF), portant ainsi préjudice aux acheteurs directs et indirects, qu’ils soient fabricants, grossistes, détaillants ou consommateurs.

Dans l’affaire Infineon, le requérant, association sans but lucratif de protection des consommateurs, a allégué que les intimés avaient participé à un complot à l’égard de la vente de puces de mémoire vive dynamique (DRAM), composante utilisée par divers appareils électroniques pour stocker et récupérer rapidement de l’information. Selon le requérant, ce complot a entraîné une augmentation du prix des DRAM pour les fabricants d’équipement qui ont acheté les DRAM directement et la majoration a été transférée en bout de ligne, en totalité ou en partie, aux acheteurs indirects qui ont acheté les produits commercialisés par les fabricants.

Ensemble, ces trois arrêts autorisent les recours d’acheteurs indirects au Canada et en établissent le cadre. Elles donnent également d’importantes indications relativement à d’autres éléments liés à l’autorisation, notamment le fardeau de preuve et le rôle des dispositions relatives aux dommages-intérêts globaux.

Rejet du moyen de défense fondé sur le transfert de la perte

Dans l’arrêt Kingstreet Investments Ltd. c. New Brunswick (Finances), [2007] 1 R.C.S. 3 (Kingstreet), affaire précédente en matière de non-concurrence, la Cour suprême avait rejeté le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte, comme l’avaient fait les autorités américaines. Le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte est invoqué par les défendeurs qui tentent de réduire leur responsabilité en invoquant que l’acheteur direct transfère la majoration à ses clients et ne subit, par conséquent, aucune perte.

Dans l’arrêt Pro-Sys, la Cour suprême a confirmé que son rejet du moyen de défense fondé sur le transfert de la perte ne vaut pas que pour l’imposition de taxes ultra vires comme dans l’affaire Kingstreet et que ce moyen de défense est « toujours exclu aux fins du droit de la restitution », y compris les affaires en matière de concurrence.

Admission du transfert de la perte comme cause d’action

La Cour suprême a conclu que le rejet du transfert de la perte comme « cause d’action » aux acheteurs indirects n’est pas un corollaire nécessaire au rejet du moyen de défense fondé sur le transfert de la perte. La Cour suprême a ainsi rejeté la décision controversée rendue par la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Illinois Brick Co. v. Illinois, 431 U.S. 720 (1977).

Selon la Cour, le fait de permettre aux acheteurs indirects d’intenter une action en justice s’accorde avec l’objectif de réparation du droit de la restitution puisque ces acheteurs peuvent devoir réellement assumer la majoration. Le cas échéant, une indemnisation devrait pouvoir leur être accordée également et ne pas être limitée aux acheteurs directs qui peuvent avoir transféré la majoration. La Cour a indiqué que, dans certains cas, les acheteurs directs peuvent hésiter à intenter une action et les actions intentées par les acheteurs indirects sont les seules à l’égard des majorations. La Cour a conclu que ni le risque de recouvrement double ou multiple lorsque des actions sont intentées à la fois par les acheteurs directs et indirects, ni la complexité d’accorder des dommages-intérêts aux acheteurs indirects, ne fait obstacle à ces actions au Canada.

Aucun obstacle aux actions intentées par des groupes mixtes d’acheteurs directs et indirects

Dans les affaires Sun-Rype et Infineon, la question de la recevabilité des recours collectifs intentés au nom d’acheteurs directs et indirects a été examinée. La Cour a conclu que l’existence d’un groupe mixte n’empêchait pas l’autorisation (appelée « certification » dans les provinces de common law). Bien que la Cour ait conclu que les critères de certification n’étaient pas respectés dans l’affaire Sun-Rype et que, par conséquent, un recours collectif ne pouvait être intenté, elle a d’abord jugé que la présence d’un groupe mixte d’acheteurs directs et indirects n’était pas un problème. (Le problème tenait au fait que les demandeurs n’ont présenté aucune preuve qu’il y avait un groupe identifiable de deux membres ou plus qui pourraient établir qu’ils sont en fait des membres du groupe, c.-à-d., qu’ils ont acheté des produits contenant le SMHTF en cause).

Dans l’arrêt Sun-Rype, la Cour a conclu que les intérêts des acheteurs directs et indirects se rapprochaient pour établir la responsabilité et le montant global des dommages-intérêts. Tout conflit subséquent entre les membres du groupe quant à la manière dont le montant global devrait être divisé ne regarde pas les défendeurs et ne justifie pas que l’on refuse à certains acheteurs le droit de participer à l’action.

Le recouvrement multiple doit être évité

La principale préoccupation des défendeurs faisant éventuellement face à des actions intentées par des acheteurs directs et indirects est la possibilité de recouvrement double ou multiple. Si les demandeurs peuvent être visés par des actions des acheteurs indirects, mais qu’ils ne peuvent faire valoir le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte à l’encontre des acheteurs directs, il y a un risque de recouvrement de la même majoration deux fois ou même plusieurs fois.

Dans l’affaire Pro-Sys, la Cour suprême a indiqué qu’« on ne saurait écarter cette préoccupation à la légère » et que l’on s’attend à ce que les tribunaux gèrent le risque lorsqu’il se présentera. En raison des délais de prescription prévus par la loi, les demandeurs ne peuvent attendre pour présenter leurs demandes en vertu des lois anticoncurrentiels (antitrust) de sorte qu’il y a très peu de risques que de nouvelles demandes soient présentées à l’égard des mêmes majorations après l’octroi de dommages-intérêts. Si cette situation se présentait, la Cour a indiqué qu’un tribunal évaluant la demande reconnaîtrait qu’une réduction de compte a déjà été produite par le défendeur et ne permettrait pas le double recouvrement.

En cas de poursuites parallèles en instance dans différents territoires qui posent un risque de recouvrement multiple, la Cour a conclu qu’un juge « peut rejeter la demande ou modifier l’octroi de dommages-intérêts en fonction des réparations sollicitées ou accordées dans les autres ressorts afin d’empêcher le cumul des indemnités ».

Dans l’affaire Sun-Rype, la Cour s’est penchée sur la question du recouvrement multiple dans des actions où les demandeurs sont à la fois des acheteurs directs et indirects et a conclu que la preuve d’experts établirait le montant global de la majoration de sorte qu’il n’y aurait aucun recouvrement multiple. Les défendeurs seraient responsables de ce montant global indépendamment de la manière dont ce montant est en bout de ligne divisé entre les acheteurs directs et indirects.

Bien que certaines incertitudes en matière de logistique demeurent quant à la manière dont fonctionnerait la coordination prévue entre les tribunaux relativement à une affaire en particulier, la reconnaissance de la question par la Cour suprême et l’utilisation d’un langage fort à l’égard de la prévention du recouvrement multiple devraient quelque peu rassurer les défendeurs.

Les acheteurs indirects continueront de faire face à divers défis pour prouver leurs allégations

Même si les acheteurs indirects peuvent maintenant intenter des actions, ces trois causes ne les aident pas à prouver leur perte à l’étape de l’examen du fond. La Cour a conclu que le caractère indirect et la complexité liés à l’établissement de la perte à une étape ultérieure de la chaîne de distribution ne devraient pas faire obstacle aux actions des acheteurs indirects, mais qu’il s’agit de difficultés réelles qui doivent être assumées par les acheteurs indirects. La Cour a reconnu que « [l]a multitude de variables que font intervenir les actions d’acheteurs indirects pourrait fort bien présenter un défi de taille à l’étape de l’examen au fond ».

Norme de preuve à l’étape de la certification/autorisation

Dans l’affaire Pro-Sys, la Cour a expliqué que la norme de preuve qui doit être appliquée dans le contexte de certification en common law n’est pas la prépondérance des probabilités, mais plutôt le critère mentionné dans l’arrêt Hollick c. Toronto (Ville), [2001] 3 R.C.S. 68 : le représentant du groupe doit établir un certain fondement factuel pour chacune des conditions de certification. En d’autres mots, l’analyse de la certification est différente, quant à la nature et à l’étendue, d’une analyse dans le cadre d’une procédure civile classique. La Cour n’a pas adhéré aux conclusions des autorités américaines qui imposent aux demandeurs une norme de preuve plus rigoureuse à l’étape de la certification.

La Cour suprême a précisé que, pour établir la communauté des questions, il n’est pas nécessaire que les demandeurs produisent la preuve confirmant que les actes allégués ont effectivement eu lieu. La preuve requise pour établir « un certain fondement factuel » vise uniquement à établir que les questions sont communes à tous les membres du groupe et que le critère de certification a été respecté.

Alors qu’elle a dit de nouveau que la procédure d’autorisation est un mécanisme de filtrage plutôt qu’un procès sur le fond, la Cour a indiqué dans l’affaire Infineon qu’un requérant du Québec n’est pas tenu de prouver ses allégations selon la norme de la prépondérance des probabilités, mais qu’il doit plutôt présenter une « cause défendable » eu égard aux faits et au droit applicable. La Cour a adhéré à la conclusion de la Cour d’appel du Québec selon laquelle les allégations formulées dans la requête en autorisation et les pièces produites en appui de cette requête établissent une apparence sérieuse de droit en démontrant qu’il était au moins possible de faire valoir l’existence d’un complot international pour la fixation du prix qui a causé préjudice aux acheteurs directs et indirects des DRAM au Québec. De plus, la Cour a conclu qu’il y avait une preuve suffisante démontrant que le préjudice supposément subi par les acheteurs indirects était le résultat logique, direct et immédiat des prétendues fautes.

La Cour a ajouté que tous les membres du groupe avaient intérêt à prouver l’existence d’un complot de fixation des prix et à fixer le montant de la majoration alléguée. C’était une question commune suffisamment déterminante pour faire avancer le litige d’une manière significative.

La preuve d’experts de la perte à l’échelle du groupe doit être « valable ou acceptable »

Dans l’affaire Pro-Sys, la Cour a confirmé que les demandeurs devront généralement présenter une preuve d’experts à l’étape de la certification pour établir le préjudice à l’échelle du groupe. Cette preuve d’experts doit reposer sur une méthode pouvant prouver que la majoration a été transférée aux acheteurs indirects et a eu des « conséquences communes » sur ces membres du groupe. Cette preuve ne peut être que purement théorique ou hypothétique, mais doit démontrer une méthode fonctionnelle et pratique qui repose sur des faits vérifiables. Si les défendeurs devaient présenter une preuve d’experts contradictoire à l’étape de la certification, la Cour a déclaré qu’il ne relève pas du rôle du juge saisi de la requête de résoudre ces conflits. Il s’agit plutôt d’une affaire pour le juge de première instance.

La loi du Québec diffère à cet égard puisqu’il n’est pas nécessaire de présenter une preuve d’experts à l’étape de l’autorisation relativement aux dommages-intérêts globaux allégués. En effet, selon la Cour, « [l’]exigence de la présentation de ce type de preuve et de proposer une méthode plus sophistiquée se situerait au-delà du seuil établi par l’application de l’article 1003 [du Code de procédure civile]. Le seuil d’application de l’art. 1003 serait outrepassé si les requérants étaient tenus de présenter une telle preuve et de proposer une méthodologie sophistiquée pouvant démontrer une perte globale […]. »

Les dispositions sur l’octroi de dommages-intérêts globaux ne peuvent établir la responsabilité

Dans l’affaire Pro-Sys, la Cour suprême s’est dite en désaccord avec la conclusion de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique selon laquelle les dispositions de la loi intitulée Class Proceedings Act peuvent être évoquées pour établir un élément de responsabilité dans les affaires en matière de concurrence, soit la preuve de la perte. La Cour a indiqué plus clairement que les dispositions sur l’octroi de dommages-intérêts globaux ont trait à la réparation uniquement et sont de nature procédurale : elles « ne peuvent permettre d’établir la responsabilité ». Ces dispositions s’appliquent uniquement lorsque la responsabilité a été établie. Les lois sur les recours collectifs ne visent pas à porter atteinte aux droits fondamentaux des parties pour permettre à un groupe de personnes de prouver ce qu’une personne individuelle ne pouvait prouver.

Question de compétence

Dans l’affaire Infineon, la Cour a tranché que l’achat en ligne fait par le membre désigné, Mme Cloutier, constituait un « contrat à distance » réputé avoir été conclu au Québec en vertu de la Loi sur la protection du consommateur. Cela signifie que le préjudice réputé a été subi au Québec, ce qui est suffisant pour donner compétence aux tribunaux québécois en application du paragraphe 3148(3) du Code civil du Québec.

Conclusion

Contrairement à son équivalent américain, la Cour suprême du Canada a indiqué clairement que les acheteurs indirects peuvent, à la fois selon le système de la common law du Canada et la loi du Québec, intenter une poursuite contre les producteurs ou les fabricants pour des majorations et les tribunaux peuvent certifier/autoriser des recours collectifs qui sont entièrement ou en partie composés d’acheteurs indirects. De plus, la Cour a fait une distinction entre les normes analytiques applicables dans le contexte de la certification/autorisation et à l’étape plus coûteuse de l’examen du fond. Les trois causes portant sur les acheteurs indirects ne serviront pas seulement de guide pour les tribunaux inférieurs, mais pourraient avoir pour effet de transformer la législation en matière de recours collectif au Canada et les litiges en matière de consommation de façon plus générale.