Passer au contenu directement.

Élargissement de la responsabilité du gouvernement fédéral : Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc.

Un demandeur qui souhaite intenter une poursuite en dommages-intérêts dans le cadre d’une action civile par suite d’une décision illégale d’un « office fédéral » en vertu de la Loi sur les Cours fédérales (Canada) doit-il d’abord saisir la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire de la décision? Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. TeleZone, 2010 [CSC 62], la Cour suprême du Canada a répondu « Non. » TeleZone non seulement met fin à une interprétation conflictuelle dans la jurisprudence, mais élargit également le filet de la responsabilité du gouvernement fédéral en permettant aux demandeurs de choisir entre deux manières différentes de demander réparation contre la décision d’un office fédéral.

Dans l’affaire TeleZone, le point en litige découle de la compétence conférée par les articles 17 et 18 de la Loi sur les Cours fédérales. L’article 17 dispose que la Cour fédérale a compétence concurrente avec toutes les autres cours supérieures provinciales dans tous les cas de demande de réparation contre la Couronne, sauf disposition contraire de la Loi sur les Cours fédérales ou de toute autre loi fédérale, tandis que l’article 18 dispose que la Cour fédérale a compétence exclusive pour entendre certains recours en droit administratif contre tout office fédéral (p. ex., un jugement déclaratoire, une injonction, et un bref de certiorari, de mandamus et de prohibition ou de quo warranto).

Avant l’arrêt TeleZone, la Cour d’appel fédérale avait statué que la compétence exclusive conférée par l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, signifiait que la validité d’une décision d’un office fédéral doit toujours être contestée en première instance par voie d’un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Dans l’affaire Canada c. Grenier, [2006] 2 RCF 287 (CAF), un détenu dans un pénitencier fédéral a introduit une action en dommages-intérêts pour un isolement préventif en vertu de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (Canada). Le tribunal de première instance a conclu au caractère arbitraire de l’isolement et a accordé des dommages-intérêts au détenu. La Cour d’appel fédérale a infirmé la décision. La Cour a statué que « le Parlement a confié à une seule Cour, la Cour fédérale, l’exercice du contrôle de la légalité des décisions des organismes fédéraux » et que « ce contrôle doit s’exercer et s’exerce, aux termes de l’article 18, seulement par la présentation d’une demande de contrôle judiciaire ». En introduisant une action en dommages-intérêts, le détenu avait entrepris une « contestation indirecte » interdite de la décision de l’autorité carcérale.

L’affaire Grenier a été interprétée en faveur de la proposition selon laquelle ni la Cour fédérale ni une cour supérieure provinciale n’a compétence pour statuer sur une demande en dommages-intérêts découlant d’une décision illégale d’un office fédéral, à moins que le demandeur n’ait contesté cette décision par voie d’une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 18. Certains tribunaux ont suivi fidèlement la décision dans l’affaire Grenier, tandis que d’autres, notamment la Cour d’appel de l’Ontario, ont établi des distinctions ou ont refusé de l’appliquer.

Dans l’arrêt TeleZone, rendu à l’égard de cinq affaires connexes, la Cour suprême du Canada a infirmé le « principe établi dans l’affaire Grenier » et mis fin à l’interprétation conflictuelle dans la jurisprudence. En l’espèce, TeleZone avait introduit une action contre la Cour fédérale. TeleZone avait répondu à un appel de demande de licence de télécommunications, et a fait valoir qu’Industrie Canada avait violé les conditions de l’appel d’offres lorsqu’il a refusé d’accorder une licence à TeleZone. Au lieu de saisir la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire, TeleZone a introduit une action devant la Cour supérieure de l’Ontario, pour inexécution de contrat, négligence et enrichissement injustifié. La Couronne a demandé une suspension d’instance fondée sur le principe établi dans l’affaire Grenier, mais sans succès en première instance et devant la Cour d’appel de l’Ontario.

La Cour suprême du Canada a confirmé les décisions des tribunaux inférieurs. M. le juge Binnie, pour la majorité a statué que l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales ne confère pas à la Cour fédérale une compétence exclusive sur les demandes de réparation contre un office fédéral, même s’il peut s’agir de la légalité de la décision d’un office fédéral. Au contraire, pourvu que le demandeur demande des dommages-intérêts plutôt que l’un des recours en droit administratif énumérés à l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, la demande peut être présentée en première instance dans le cadre d’une action civile devant une cour supérieure provinciale ou la Cour fédérale. Le principe établi dans l’affaire Grenier a été rejeté en tant que « détour » obligatoire inutile devant la Cour fédérale qui est contraire à la responsabilité de l’administration publique et à l’accès à la justice. Il a également été jugé contraire à l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales (et à l’article 8 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif (Canada)), notamment par l’interprétation contextuelle de la loi eu égard à la compétence étendue des cours supérieures provinciales.

La Cour suprême a parallèlement établi trois réserves quant à l’application de la règle énoncée dans l’arrêt TeleZone. Premièrement, la doctrine de la contestation indirecte, même si elle ne prive pas les tribunaux de la compétence d’entendre des actions civiles portant sur la légalité des décisions d’un office fédéral, peut toujours être invoquée comme moyen de défense par l’office fédéral dans le cadre de ces actions. Deuxièmement, la cour a indiqué qu’un office fédéral peut faire valoir, en défense à une action en dommages-intérêts, la doctrine du pouvoir d’origine législative et priver ainsi le demandeur de son droit de réparation. Troisièmement, les cours supérieures provinciales conservent toujours le pouvoir discrétionnaire résiduel de suspendre une action en dommages-intérêts de droit civil au motif qu’il s’agit « essentiellement » d’une demande de contrôle judiciaire qui n’a que « superficiellement » l’apparence d’un recours délictuel de droit privé.

Observations de McCarthy Tétrault

Le critère établi dans l’arrêt TeleZone élargira le filet de la responsabilité du gouvernement fédéral du fait qu’il donne aux demandeurs un choix de procédures pour contester les décisions des offices fédéraux. Une partie lésée par la décision d’un office fédéral peut désormais choisir d’obtenir réparation par voie d’un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale (pour faire infirmer la décision), ou par voie d’une action civile devant une cour supérieure provinciale ou la Cour fédérale (pour obtenir des dommages-intérêts).

Une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale peut être appropriée lorsque l’objectif principal est de faire invalider la décision d’un office fédéral rapidement, par voie d’une procédure sommaire. Lorsque l’objectif principal est d’obtenir une indemnisation des répercussions d’une décision illégale, et que les garanties procédurales d’une action (comme l’interrogatoire préalable et le témoignage de vive voix) sont souhaitées ou requises, une demande en dommages-intérêts devant la Cour fédérale ou une cour supérieure provinciale peut être recommandée.

Le demandeur qui procède par voie d’une action doit savoir que les tribunaux ont un pouvoir discrétionnaire résiduel de suspendre l’action au motif qu’il s’agit essentiellement d’une demande de contrôle judiciaire. De plus, si l’action civile est autorisée, le demandeur doit être prêt à faire face à la doctrine du pouvoir d’origine législative ou de la contestation indirecte comme moyens de défense.

Auteurs