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Crise de croissance : enjeux des parties prenantes du secteur du sport électronique

Le secteur hier naissant du sport électronique connaît aujourd’hui une croissance explosive et subit les contrecoups d’un progrès incontrôlé.

Les événements de sport électronique sont des compétitions de jeux vidéo organisées et disputées au niveau professionnel. Des membres de différentes équipes, organisations et ligues s’affrontent dans le cadre de jeux vidéo populaires auprès des joueurs à domicile, tels que League of Legends, Dota 2, Overwatch, Fortnite et Counter Strike. Ces événements sont regardés par des millions d’adeptes à travers le monde, soit en direct et en personne, soit à la télévision ou en ligne. Par rapport au sport traditionnel, l’écosystème du sport électronique est composé de nombreuses parties prenantes. Il s’agit notamment des joueurs, des équipes et des organisations du monde du sport électronique, ainsi que des éditeurs de jeux vidéo.

Les joueurs concourent dans des ligues et des tournois dans l’espoir de gagner un pourcentage de la cagnotte. Ils concluent généralement des contrats avec des organisations et mènent une carrière professionnelle sous leur bannière en échange d’un salaire fixe, d’un pourcentage des gains du tournoi et d’autres incitatifs. Ces organisations forment des équipes, engagent des joueurs et mettent sur pied des tournois. Elles comptent généralement plusieurs équipes, chacune spécialisée dans un jeu vidéo propre, qui fonctionnent sous le même nom – tout comme l’Université d’État du Michigan possède des équipes qui s’affrontent au hockey, au football et au basketball au sein de la NCAA sous l’image de marque des « Spartiates » (en anglais Spartans). Enfin, les éditeurs de jeux vidéo représentent la principale différence entre le sport électronique et le sport traditionnel. Ils occupent une position influente dans cet écosystème – dictant où, comment et qui peut jouer à leurs jeux, aux termes de leurs conditions de service. Grâce à cette autorisation sélective, les éditeurs jouent un rôle disproportionné dans la visibilité et la popularité des équipes d’un sport électronique donné. Souvent, ils le font en partie en accordant une licence d’utilisation de leurs jeux aux organisateurs de tournois et de ligues moyennant des frais, qui peuvent ensuite tenir des événements en ligne conformément aux conditions de cette licence.

Le présent article décrit certains des principaux défis juridiques et commerciaux auxquels sont confrontés les acteurs du sport électronique, soit (1) les joueurs, (2) les équipes/organisations et (3) les éditeurs.

(1) Enjeux des joueurs

Il y a un déséquilibre des forces entre les joueurs de sports électroniques et les équipes dans lesquelles ils sont engagés. Cette dynamique s’explique principalement par le fait que les joueurs représentent généralement une population jeune et défavorisée, et qu’il y a un surplus de joueurs désireux et capables de s’adonner à des sports électroniques de façon professionnelle.

Un tel déséquilibre de pouvoir a eu des conséquences malheureuses. Par exemple, en juillet 2019, Turner « Tfue » Tenney, joueur populaire de Fortnite, a intenté une action en justice contre son équipe, FaZe Clan, au motif de conditions contractuelles extrêmement défavorables et restrictives[1]. Ce faisant, Tfue a manqué à ses obligations de non-divulgation et rendu public son contrat de joueur. Parmi les dispositions les plus contraignantes, mentionnons une répartition 80/20 des bénéfices entre Tfue et FaZe (dont 80 % sont versés à l’équipe) et des conditions très restrictives en matière de commandites. FaZe comptait faire une demande reconventionnelle en août 2019 pour tenter de percevoir près de 20 millions de dollars US sur les gains non déclarés que Tfue a réalisés alors qu’il était sous contrat avec l’équipe[2]. La demande doit actuellement être entendue par le tribunal du Southern District de New York, qui, le cas échéant, pourrait établir une jurisprudence en matière de sport électronique.

La montée en puissance des influenceurs du sport électronique (comme Tfue) a réorienté une partie du pouvoir en faveur des joueurs. Si des incidents comme celui de Tfue continuent de se produire, de plus en plus de joueurs pourraient chercher à être officiellement désignés comme des « employés ». Les joueurs sont actuellement assimilés à des « entrepreneurs », ce qui leur interdit, au regard de la loi, d’être protégés par les lois provinciales sur les normes d’emploi. Par conséquent, la désignation juridique d’« employés » leur donnerait la possibilité de bénéficier de certaines protections légales (p. ex. garanties de salaire minimum, jours de vacances, voies d’appel et d’exécution officielles). D’autres avantages ultérieurs pour les joueurs comprennent la possibilité de former un syndicat et de négocier collectivement leurs droits.

(2) Enjeux des équipes et des organisations

Le sport électronique est devenu un domaine de plus en plus mondial, attirant des joueurs et des publics du monde entier. Bien que cela ait joué un rôle déterminant dans la croissance du secteur, il se pose également un certain nombre de problèmes d’immigration et de visa pour les équipes qui comptent des joueurs et qui participent à des tournois dans différents pays. Afin de faciliter la mobilité des joueurs, Riot Games a fait pression avec succès sur les services de citoyenneté et d’immigration des États-Unis, en 2014, pour que les joueurs professionnels de League of Legends (« LoL ») soient reconnus comme des « sportifs » afin d’obtenir un visa de travail P-1A aux États-Unis[3].

Bien que les joueurs de LoL jouissent maintenant de certains droits de mobilité, de nombreux autres qui participent à des compétitions en ligne moins bien reconnues ne peuvent toujours pas obtenir les visas nécessaires pour concourir ou s’entraîner à l’étranger. Par exemple, en 2017, le joueur professionnel russe d’Overwatch Denis « Tonic » Rolyov s’est vu refuser l’entrée aux États-Unis une semaine seulement avant les éliminatoires de la série Overwatch Contenders[4]. En 2019, toute une équipe russe de Dota 2, Gambit eSports, s’est vu refuser l’entrée en Ukraine pour participer à une compétition de qualification[5].

Malheureusement, des situations comme celles de Tonic et de Gambit sont courantes dans le sport électronique; les équipes doivent faire preuve de diligence dans leurs efforts de lobbying et obtenir le soutien des éditeurs. De plus, elles doivent bien connaître les exigences en matière d’immigration des pays d’accueil potentiels et s’assurer que les demandes de visa sont présentées en temps opportun et conformément aux exigences.

(3) Enjeux des éditeurs de jeux vidéo

Bien que le sport électronique soit devenu un point de mire pour la plupart des éditeurs de jeux vidéo, il ne représente toujours qu’une partie de leur activité. Ainsi, certains éditeurs choisissent de consacrer plus de temps et de ressources au développement de la scène sportive en ligne autour de leurs propres jeux vidéo, tandis que d’autres permettent à des tiers de jouer un rôle plus important dans la croissance du sport électronique en général. Le modèle d’exploitation de chaque éditeur est détaillé ci-dessous.

Riot Games (plus grande emprise)

Parmi les principaux éditeurs nord-américains, Riot Games a adopté l’approche la plus pragmatique – prônant l’intégration verticale complète avec son plus grand titre de sport électronique, LoL. La série de compétitions LoL Championship Series (« LCS ») est entièrement détenue et exploitée par Riot. L’éditeur est très sélectif en ce qui concerne l’octroi de licences pour tout contenu LoL, mais s’en remet parfois à des coordinateurs tiers pour les tournois internationaux ou Pro-Am (tels que la KeSPA Cup).

Ce modèle a donné à Riot une autonomie presque complète pour orienter la scène sportive de LoL, ce qui en fait le jeu vidéo le plus suivi dans le monde. Une telle autonomie a cependant un coût. Premièrement, l’octroi très sélectif de licences pour les droits de diffusion des tournois interdit l’inclusion d’événements organisés par des tiers ou accessoires. Il en résulte des possibilités limitées d’événements novateurs ou populaires, ce qui pourrait nuire à la viabilité à long terme du sport électronique. Deuxièmement, le niveau élevé de surveillance de Riot exige beaucoup de capitaux et de ressources. En d’autres termes, moins de réserves des éditeurs peuvent être consacrées au développement et à la promotion d’autres jeux vidéo. En fin de compte, le succès ou l’échec de Riot dépend presque entièrement de la santé de son jeu en ligne LoL.

Activision Blizzard (moins d’emprise)

Contrairement à Riot, Activision se considère d’abord comme un créateur de jeux vidéo, puis comme un promoteur de sport électronique. Activision concède sous licence son principal jeu sportif en ligne, Overwatch, selon un modèle basé sur la franchise. Autrement dit, pour des frais de plusieurs millions de dollars, les soumissionnaires peuvent acheter un créneau dans la ligue professionnelle Overwatch League (« OWL ») et gérer leur franchise presque indépendamment d’Activision. L’éditeur utilise un modèle similaire avec Call of Duty, vendant des créneaux de franchise dans sa Call of Duty World League pour un montant de 25 millions de dollars US[6]. De plus, en 2018, Activision a conclu un accord de deux ans avec Twitch (la plus grande plateforme de médias et de diffusion en continu de sports électroniques au monde), lui accordant le droit de diffuser les matchs OWL jusqu’en 2020[7].

Ce modèle de franchise s’est avéré utile à Activision pour attirer les investisseurs sportifs traditionnels (comme Robert Kraft des Patriots de la Nouvelle-Angleterre ou Jeff Wilpon des Mets de New York), car il leur est familier[8]. Semblable à celui du sport traditionnel, il construit une communauté d’enthousiastes autour d’équipes et de villes, tout en créant des rivalités naturelles. Cependant, l’octroi d’une telle autonomie aux franchisés limite la capacité d’Activision à contrôler l’orientation stratégique de ses ligues Overwatch et Call of Duty. De plus, ce modèle exclut certaines sources de revenus pour Activision sous forme de produits dérivés, de concessions et de commandites accessoires, qui sont captées par les franchises sélectionnées.

Valve (laissez-faire)

Enfin, parmi les éditeurs nord-américains, Valve est celui qui adopte l’approche la plus permissive en matière de sport électronique. Valve permet à des tiers d’organiser librement des événements Dota 2 comme bon leur semble, à l’exception de The International – événement phare du sport électronique. Cependant, même la cagnotte du tournoi The International repose sur le financement participatif, puisqu’il est commandité en grande partie par les achats intégrés et les dons des joueurs occasionnels de Dota 2[9].

En confiant le marketing et l’exploitation de Dota 2 à des tiers, Valve a permis l’épanouissement d’une communauté sportive profondément ancrée. Dota 2 est l’un des jeux les plus suivis au monde, avec le plus grand nombre de cagnottes d’une année sur l’autre de tous les sports électroniques. Cependant, malgré tout le succès de Dota 2, le contrôle restreint de Valve a entravé sa capacité à orienter l’écosystème du sport électronique. Ainsi, les jeux en ligne Dota 2 (et The International en particulier) sont perçus comme étant extrêmement authentiques, mais aussi plus énigmatiques pour les marques non endémiques. Le fait que des tiers soient largement responsables de la diffusion et de la promotion du contenu de Dota 2 soulève un certain nombre de questions de propriété intellectuelle. En 2017, Valve a publié une déclaration selon laquelle « tout le monde devrait pouvoir retransmettre un match à partir de [la fonction de spectateur de Dota 2] pour son public »[10]. Toutefois, elle a également mis en garde contre le fait que de telles diffusions ne peuvent avoir un but commercial ou risquer de concurrencer le flux principal de l’organisateur du tournoi. Les limites de cette capacité restent à définir.

En fin de compte, la formidable croissance du sport électronique présente également des défis juridiques et commerciaux uniques.

Pour répondre aux besoins du secteur du jeu et saisir les occasions qui se présentent aujourd’hui, il faut pouvoir compter sur les conseils d’une équipe multidisciplinaire d’experts capables de fournir des solutions holistiques, de présenter des idées et de transmettre des connaissances permettant de s’y retrouver dans ce contexte juridique et opérationnel complexe et en évolution.

Pour obtenir plus d’information concernant notre expertise en matière de sport électronique, veuillez communiquer avec les auteurs et consulter la page de notre groupe MT>Jeu.

 

Sources

[1] Turner Tenney pka Tfue vs FaZe Clan Inc, Superior Court of the State of California, County of Los Angeles, Central District Case 19STCV17341

[2] FaZe Clan Inc v Turner Tenney pka Tfue, United States District Court, Southern District of New York

[3] Yannick Lejacq, NBC News: Score! Professional Video Gamers Awarded Athletic VisasI <https://www.nbcnews.com/technolog/score-professional-video-gamers-awarded-athletic-visas-6C10679998>

[4] Ferguson Mitchell, The eSports Observer: Russian Overwatch Player’s US Visa Denied a Week Before Contenders in Los Angeles < https://esportsobserver.com/russian-overwatch-players-u-s-visa-denied-a-week-before-contenders-in-los-angeles/ >

[5] Chelsea Jack, Hotspawn: Russian Players Denied Entry to Ukraine Ahead of StarLadder ImbaTV< https://www.hotspawn.com/russian-players-denied-entry-to-ukraine-ahead-of-starladder-imbatv/ >

[6] Adam Fitch, eSports Insider: Call of Duty Franchise Sports Reportedly Going for $25 Million < https://esportsinsider.com/2019/03/call-of-duty-franchising-25-million/ >

[7] Jacob Wold, ESPN: Overwatch League to be Streamed on Twitch.tv in Two-Year, $90 Million Deal < https://www.espn.com/esports/story/_/id/22015103/overwatch-league-broadcast-twitchtv-two-year-90-million-deal >

[8] Darren Heitner, Forbes: Robert Kraft and Jeff Wilpon Among Franchise Owners in New Overwatch League

[9] Mike Stubbs, Forbes: The International 9 Dota 2 Tournament Prize Pool Breaks $30 Million < https://www.forbes.com/sites/mikestubbs/2019/07/27/the-international-9-dota-2-tournament-prize-pool-breaks-30-million/#21686ce62c07 >

[10] Déclaration de Valve sur les droits de diffusion de Dota 2 : <http://blog.dota2.com/2017/10/broadcasting-dota-2/>

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