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Terrains contaminés : le point de départ de la prescription

La prescription est, en matière de responsabilité civile, un argument de défense sérieux qui mérite à tout coup d’être exploré. Cependant, la difficulté généralement rencontrée par un défendeur en cette matière est la détermination du point de départ du calcul du délai de prescription. Une décision récente de la Cour supérieure dans Investissements Intergem inc. c. Ultramar Canada inc.1 rappelle à cet égard que le délai peut courir même si un demandeur ne connaît pas l’étendue exacte d’un préjudice.

 

Sommaire des faits

Dans cette affaire, la demanderesse Investissements Intergem inc. (Intergem) poursuivait la défenderesse Ultramar Canada inc. (Ultramar) en vice caché pour la somme de 247 137,87 $ pour des dommages découlant de la contamination des sols d’un immeuble acquis en 1986. Intergem avait acquis l’immeuble d’Ultramar qui l’avait elle-même acheté de Gulf quelques mois auparavant. L’immeuble contaminé était situé dans une zone industrielle et commerciale en bordure de la gare de triage d’Outremont et soumis aux critères C de la Politique de protection des sols et de réhabilitation des terrains contaminés (du ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs) (Politique). Au moment de l’achat, l’immeuble était vacant, bien qu’Intergem était au courant qu’il avait déjà servi à l’entreposage d’accessoires et de pièces d’automobiles, mais aussi qu’il avait appartenu à Gulf et à Ultramar, œuvrant toutes deux dans la vente et la distribution de produits pétroliers. Intergem n’était toutefois au courant d’aucune activité liée à l’entreposage, la vente ou la distribution de produits pétroliers sur cet immeuble.

À l’été 1999, Intergem procéda au retrait d’un réservoir qui n’était plus utilisé après la conversion d’un système de chauffage au mazout vers le gaz naturel en 1997. Le consultant retenu avait, dans son rapport émis en juillet 1999, signalé la présence d’une contamination aux hydrocarbures au-delà de la limite permise suivant les critères C de la Politique. En prenant connaissance de ce rapport, Intergem n’avait toutefois pas jugé nécessaire d’enquêter davantage sur la problématique environnementale, ni n’avait-elle jugé nécessaire d’aviser Ultramar de sa découverte. Finalement, au mois d’août 2002, alors qu’elle souhaitait vendre l’immeuble, Intergem avait retenu à nouveau un consultant pour procéder aux travaux de réhabilitation qui avaient été suggérés en 1999. Étant donné l’ampleur des travaux de réhabilitation, Intergem informa finalement Ultramar verbalement de la situation pour ensuite lui transmettre un avis écrit le 18 septembre 2002. Ultramar déclina toute responsabilité en lien avec la contamination de l’immeuble. Les travaux se poursuivirent néanmoins jusqu’en mars 2004. Un rapport confirmant que les sols respectaient la réglementation environnementale applicable fut enfin émis le 11 mai 2004.

Le recours d’Intergem contre Ultramar fut introduit le 14 décembre 2004. Ultramar contesta le recours en invoquant, entre autres, la prescription de celui-ci puisque la demanderesse avait connaissance de la contamination depuis 1999. Intergem prétendait au contraire que ce n’était qu’en 2002 que le préjudice s’était manifesté de manière appréciable, étant donné l’ampleur des travaux qui étaient alors requis. La principale question en litige était donc à savoir si le recours d’Intergem était ou non prescrit.

Décision

Le recours d’Intergem a été rejeté puisque déclaré prescrit par la juge Geneviève Marcotte. Après avoir rappelé les principes généraux applicables en matière de prescription énoncés au Code civil du Québec, la juge Marcotte souligna l’importance de distinguer la connaissance de l’existence d’un préjudice et la connaissance de l’étendue d’un préjudice. Il n’est pas nécessaire de connaître la pleine étendue d’un préjudice pour que le délai de prescription commence à courir :

(41) La doctrine et la jurisprudence reconnaissent que la prescription extinctive commence à courir dès la connaissance du préjudice, bien que l’étendue réelle des dommages soit alors inconnue. Elles distinguent par ailleurs le préjudice qui se manifeste graduellement de celui dont la victime ne connaît pas l’étendue.

(42) Dans l'affaire Axa Assurances c. Coopérative Fédérée du Québec, la Cour supérieure se prononce sur le point de départ de la prescription dans le contexte d'un recours en vices cachés découlant de la contamination des sols. Elle note la distinction entre le préjudice qui découle de la contamination de l’immeuble et les dommages en résultant, tel qu'il ressort de l'extrait suivant :

[88] Au début du procès, la Coopérative a présenté une requête en rejet d’action pour cause de prescription du recours subsidiaire extracontractuel qui a été prise en délibéré par le Tribunal.

[89] Dans sa plaidoirie, la Coopérative soulève de nouveau la prescription du recours. Elle avance que le droit d’action naît lorsqu’il y a faute, préjudice et qu’un lien de causalité unit les deux.

[90] La faute alléguée par Axa est commise lors de l’installation en 1976 et au plus tard le 18 mai 1982 lorsque les équipements ont été retirés du terrain de Pavages Chenail. Le préjudice réside dans la contamination du sol de Pavages Chenail et de la nappe phréatique. Les frais de décontamination constituent les dommages pour que soit réparé le préjudice subi. (…)

[96] De plus, Axa ne peut invoquer la doctrine des dommages progressifs, car il faut faire la distinction entre le «préjudice» et les «dommages». Le préjudice est l’atteinte portée au droit d’autrui, alors que les dommages sont la compensation pécuniaire du préjudice subi. Coopérative en déduit que le point de départ de la prescription est le moment où la victime sait qu’elle subit un préjudice certain et non quand elle est en mesure de l’évaluer. (…)

[107] Continental explique que ce qui fait naître le recours de Pavages Chenail contre la Coopérative, c’est la constatation qu’il y a une contravention à l’obligation dans la Loi. L’autre aspect est un aspect pratique qui concerne la quantité comme on en rencontre souvent dans les réclamations pour blessures corporelles où on ne connaît pas l’étendue du réel préjudice.

[108] Le Tribunal est convaincu par les arguments présentés par la Coopérative et par Continental et en vient à la conclusion que le recours subsidiaire est prescrit.2

La juge Marcotte considéra par conséquent que le recours d’Intergem était prescrit car elle avait, dès l’été 1999, tous les éléments nécessaires afin de conclure à l’existence d’une contamination. Le rapport émis en 1999 faisait état de sols contaminés à différents endroits et recommandait d’ailleurs l’excavation des sols contaminés. À compter de 1999, Intergem ne pouvait ignorer le préjudice :

(…) Son ignorance de l’étendue exacte des travaux ne lui permet pas de prétendre que le préjudice ne s’est manifesté de manière appréciable qu’en 2002 ni d’invoquer l’impossibilité en fait d’agir de manière à suspendre la prescription.

De l’avis du tribunal, le préjudice s’étant manifesté dès juillet 1999, le recours d’Intergem initié en décembre 2004 est prescrit et doit être rejeté.3

Commentaires

Cette décision rappelle que la connaissance d’un préjudice par un demandeur fixe le point de départ du calcul du délai de la prescription, en dépit du fait que l’étendue réelle des dommages puisse être ignorée. Ceci est particulièrement important en matière de contamination des sols, alors que des expertises additionnelles afin de préciser, par exemple, l’enclave de contamination et la nature des contaminants, peuvent s’avérer nécessaires. Suivant les principes de cette affaire, un demandeur, pourrait éprouver des difficultés à justifier un recours tardif au motif qu’il investiguait une problématique environnementale qu’il connaissait.

La question de la prescription extinctive est néanmoins généralement très litigieuse puisque le point de départ du calcul du délai de la prescription peut aussi dépendre de la nature des dommages subis par une partie. En matière environnementale, se pose ainsi la question à savoir si l’on rencontre une manifestation graduelle ou progressive d’un préjudice ou, au contraire, une manifestation perpétuelle et ininterrompue d’un préjudice. Cette question avait été examinée par la Cour d’appel dans la décision Foyer du Sport inc. c. Coop Fédérée4 de la façon suivante :

Dans le premier cas, la prescription commence à courir à partir du jour où le préjudice se manifeste pour la première fois. Dans le second cas toutefois, les auteurs Baudouin et Deslauriers précisent que comme " il s’agit […] d’un même préjudice qui, au lieu de se manifester en une seule et même fois, se perpétue, en général parce que la faute de celui qui le cause est également égalée dans le temps ", la prescription commence à courir chaque jour, avec chaque acte fautif.5

Alors que le tribunal de première instance avant accueilli une requête en rejet d’action au motif que le recours était prescrit, la Cour d’appel avait au contraire jugé que l’affaire méritait d’être entendue au fond en précisant qu’il lui apparaissait « que la question de la diffusion continue ou ponctuelle d’hydrocarbures, laquelle a une incidence sur la nature du préjudice (graduelle ou continue) et par conséquent, également sur le point de départ de la prescription, mérite d’être débattue au fond. »6 Même si l’issue de cette affaire demeure inconnue, les propos de la Cour d’appel font en sorte que le point de départ du délai de prescription en lien avec une problématique de contamination dont la source n’est pas tarie peut demeurer une question susceptible d’être débattue en fonction des faits de chaque cause.

Enfin, même si la juge Marcotte a conclu que le recours d’Intergem était prescrit, elle a aussi souligné qu’Intergem n’avait pas présenté de preuve d’expert pour démontrer le point d’origine de la contamination, se contentant de plaider qu’elle n’avait pas exercé d’activité susceptible d’être à l’origine de la contamination depuis 1986. Ultramar, en défense, avait au contraire soulevé la possibilité d’une contamination par migration provenant du terrain voisin, à savoir la gare de triage d’Outremont. La juge Marcotte mentionna qu’Intergem ne rencontrait pas son fardeau de démontrer l’existence de la contamination lors de l’achat à défaut de répondre, par une preuve suffisante, à l’hypothèse soulevée par Ultramar. En ce sens, les propos de la juge Marcotte rejoignent les enseignements de la Cour d’appel découlant de la récente décision Michaud c. Équipements ESF inc.7, à l’effet qu’en matière environnementale, une preuve d’expertise s’avère généralement nécessaire pour que le demandeur puisse rencontrer son fardeau de preuve.


 

1 2011 QCCS 1571

2Id., aux para. 41 et 42.

3Id., aux para. 51 et 52.

4 2008 QCCA 381

5Id., au para. 15.

6Id., au para. 17.

7 2010 QCCA 2350

Auteurs