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Risque juridique et politique au Kurdistan : Les affaires suivent leur cours normal?

Les sociétés qui investissent et exercent des activités dans des pays en voie de développement ont l’habitude d’être confrontées aux risques reliés à des systèmes juridiques et politiques incertains et parfois arbitraires. Cela est vrai pour tous les secteurs d’activité, mais sans doute davantage dans les secteurs du pétrole et du gaz en amont et de l’exploitation minière internationale. Au cours des dernières années, les hausses de prix des marchandises ont donné lieu à plusieurs exemples très médiatisés de ces risques lorsque des pays comme la Russie, le Venezuela et la République démocratique du Congo ont cherché à renégocier des conditions avec des entreprises ou à leur imposer des conditions afin d’améliorer leur part des loyers provenant de l’exploitation de leurs ressources nationales. Il n’y a peut-être pas d’exemple plus évident de ces risques juridiques et politiques que dans la région du Kurdistan en Irak. Dans cette région, d’après le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), quelque 38 entreprises de 17 pays sont parties à des contrats de partage de la production (CPP) avec le GRK, même si le gouvernement fédéral irakien a déclaré ces CPP invalides. Les affaires ne font-elles que suivre leur cours normal pour les entreprises et leurs investisseurs habitués à exercer des activités dans des territoires à risque élevé? Ou le Kurdistan représente-t-il un pari qualitativement différent?

Au moment d’écrire ces lignes, les principaux groupes politiques d’Irak continuent de s’efforcer à former un nouveau gouvernement à la suite des élections nationales du 7 mars. Pendant ce temps, il y a peu de chance de réaliser des progrès quant à la résolution des incertitudes juridiques relatives au secteur des hydrocarbures en Irak. L’ensemble de projets de loi fédéraux de 2007 relativement au cadre institutionnel et opérationnel régissant le secteur et le partage des recettes tirées de la vente du pétrole et du gaz demeure incertain et dans les limbes. Le conflit fortement médiatisé entre le gouvernement fédéral irakien et le GRK quant à la validité des CPP conclus par le GRK se poursuit depuis le début de 2007 et il affiche peu de signes apparents de résolution malgré les déclarations conciliantes faites au début de 2010 par le premier ministre irakien Nouri al-Maliki et le ministre des Ressources naturelles du GRK Ashti Hawrami.

Le conflit entre le GRK et le gouvernement fédéral au sujet des CPP incarne les trois grandes lignes du débat en Irak sur l’organisation future du secteur des hydrocarbures et la monétisation des ressources irakiennes en hydrocarbures. Premièrement, le conflit au sujet des CPP illustre la lutte de pouvoir entre le gouvernement fédéral et le Kurdistan, la seule région officiellement reconnue pour l’instant. Deuxièmement, le conflit met en évidence les différences entre les nationalistes en matière de ressources qui souhaitent faire valoir et maintenir un contrôle sur les ressources irakiennes grâce à un modèle « national » et ceux qui appuient la participation « privée » dans un cadre réglementaire approprié. Les premiers voient les CPP comme une entente selon laquelle le contrôle sur une ressource souveraine est cédé à des entrepreneurs, par opposition aux contrats de services conclus aux termes des appels d’offres fédéraux, lesquels n’accordent aucun droit sur les réserves aux entrepreneurs. Troisièmement, au cœur du conflit réside un différend quant à la répartition des recettes publiques entre le gouvernement fédéral, les régions et les gouvernorats. Les recettes provenant de la vente de pétrole représentent environ 90 % des recettes publiques irakiennes.

La défense de la validité de ces CPP par le GRK repose sur son interprétation de certaines dispositions pertinentes de la Constitution irakienne1. Les éléments clés de l’interprétation du GRK s’établissent comme suit (il est fait renvoi aux articles de la Constitution) : 

  • L’Irak est un État fédéral (art. 1) et la région fédérale du Kurdistan est expressément reconnue dans la Constitution (art. 117, 1er par.).
  • Les régions fédérales ont le pouvoir d’exercer des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires, sauf si la Constitution stipule qu’ils relèvent de la compétence exclusive du gouvernement fédéral (art. 121, 1er par. et art. 115).
  • Dans le cas des pouvoirs partagés entre les régions et le gouvernement fédéral, la priorité est accordée aux lois des régions (art. 115), et en cas de conflit entre la législation nationale et régionale relativement à une question ne relevant pas de l’autorité exclusive du gouvernement fédéral, la législation régionale prime (art. 115 et 121, 2e par.).
  • La compétence dans le secteur des hydrocarbures n’est pas une question relevant de la compétence exclusive du gouvernement fédéral (art. 110). Bien que la Constitution fasse certains renvois express aux pouvoirs fédéraux relativement au pétrole et au gaz ailleurs (art. 112), ce pouvoir est essentiellement limité : 
    • il porte uniquement sur la « gestion du pétrole et du gaz extraits des champs actuels » et la formulation de politiques stratégiques;
    • il ne s’agit pas d’un pouvoir qui peut être exercé unilatéralement, mais plutôt conjointement avec les gouvernorats et les gouvernements régionaux; et
    • ses pouvoirs de gestion sont assujettis à la distribution des recettes de façon équitable.
  • Le GRK interprète étroitement le renvoi aux « champs actuels » comme désignant les champs en production à la date de la Constitution, c.-à-d. aucun. Le GRK fait valoir que le pouvoir de formuler des politiques stratégiques conjointement avec les régions ne confère pas une compétence législative exclusive au gouvernement fédéral à l’égard du pétrole et du gaz et qu’en conséquence, aux termes des principes généraux énumérés ci-dessus, les gouvernements régionaux ont la compétence législative dans ce domaine.

Sur la foi de ce qui précède, le GRK allègue qu’il avait le pouvoir constitutionnel d’adopter la loi intitulée Oil and Gas Law of the Kurdistan Region en août 2007 et que les CPP qu’il a conclus avec des entrepreneurs aux termes de cette loi sont valides. De plus, la Constitution maintient expressément les contrats conclus par le GRK entre 1992 et la date de la Constitution (art. 141). Cette disposition de droit acquis englobe les CPP conclus relativement aux blocs de Taq Taq et de Tawke, lesquels renferment les seuls champs actuellement productifs au Kurdistan.

Quoique la lecture par le GRK des dispositions constitutionnelles applicables soit convaincante, ses arguments ne sont pas sans faille, comme différents observateurs et critiques l’ont souligné. Les critiques sont en grande partie axées sur la lecture restreinte que fait le GRK des pouvoirs généraux accordés exclusivement au gouvernement fédéral à l’article 110, la minimisation ou la méconnaissance de ce qui est allégué comme étant le rôle principal conféré au gouvernement fédéral dans la gestion des champs actuels de pétrole et de gaz à l’article 112, l’ambiguïté de la signification de « champs actuels » et l’importance de la déclaration faite à l’article 111 selon laquelle [traduction] « le pétrole et le gaz irakiens appartiennent à l’ensemble du peuple irakien dans la totalité des régions et gouvernorats ». En Irak, ces différences d’interprétation ne seront pas réglées par les subtilités de l’argument juridique et, quel que soit le bien-fondé des analyses et arguments juridiques respectifs, la réalité politique, c’est qu’il y a peu de chance qu’un règlement de l’impasse entre le GRK et le gouvernement fédéral au sujet de la compétence quant à la mise en valeur des ressources pétrolières et gazières au Kurdistan soit imminent.

Pour les trois sociétés détenant des intérêts dans les champs productifs de Taq Taq et de Tawke, les répercussions de l’impasse qui se poursuit entre le GRK et le gouvernement fédéral sont importantes. S’il est impossible d’en venir à un compromis sur le partage des recettes, cela signifie qu’il n’y aura aucun cadre permettant aux sociétés de recevoir la contrepartie qui leur est due aux termes de leurs CPP à partir des recettes provenant de ventes internationales de pétrole. Étant donné que le gouvernement fédéral contrôle les pipelines d’exportation, la majorité de la production demeure en fait inexploitée. Par contre, pour la majorité des entreprises détenant des intérêts au Kurdistan, le maintien du statu quo juridique n’a pas de répercussions négatives immédiates. La plupart exerce des travaux d’exploration préalable et les questions relatives à la production commerciale demeurent relativement éloignées.

Néanmoins, une fois que les âpres négociations politiques au sujet de la formation d’un nouveau gouvernement auront abouti, toutes ces entreprises souhaiteront un règlement pragmatique du différend. Elles auront toutes fait le pari que finalement, un accord entre Erbil et Bagdad donnera lieu à l’acceptation des CPP du GRK essentiellement selon leurs modalités existantes. Si cela ne se produit pas, ces entreprises seront confrontées à un choix désagréable, soit de négocier les modalités de rechange qui seront offertes, soit d’abandonner leurs investissements, ou encore de présenter des recours contre le GRK aux termes des dispositions en matière de règlement des différends et de stabilisation des CPP. Compte tenu des expériences tant des grandes sociétés pétrolières et gazières internationales que des petites sociétés indépendantes à une époque de nationalisme accru en matière de ressources, il n’est pas certain que les risques inhérents à ce pari soient bien différents de ceux qu’ont pris ces entreprises dans bien d’autres territoires incertains autour du monde.


1 À l’appui de cette interprétation, le GRK a obtenu un avis du professeur James Crawford; il est publié, en anglais seulement, sur le site Web du GRK au http://krg.org/uploads/documents/

2 Voir exemple : Rex J. Zedalis in the Journal of Energy & Natural Resources Law, Vol. 26,
No. 2, 2008.