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Recours collectif : le Bureau de la concurrence doit communiquer l’écoute électronique aux demandeurs

Dans une décision récente, la Cour supérieure du Québec a ordonné au Bureau de la concurrence (Bureau) et au Directeur des poursuites pénales (DPP) de communiquer aux avocats des demandeurs d’un recours collectif une copie des enregistrements de communications interceptées dans le cadre de l’enquête sur la vente d’essence à la pompe.

Contexte

En juin 2008 et juillet 2010, 14 entreprises et 38 individus ont été accusés de complot pour fixer le prix de l'essence à la pompe dans certaines municipalités du Québec. Plusieurs ont plaidé coupable aux accusations portées contre eux, mais certains des accusés continuent de se défendre.

Pour mener son enquête, le Bureau avait obtenu plusieurs autorisations d’intercepter des communications privées en vertu de l’article 183 du Code Criminel (Code). Conformément à son obligation de divulgation de la preuve, le DPP a remis aux accusés une copie de plus de 5 000 communications privées interceptées au cours de l’enquête.

Parallèlement, la Cour supérieure a autorisé en 2009 un recours collectif intenté en vertu de l’article 36 de la Loi sur la concurrence pour le compte des consommateurs des municipalités visées par le complot. Les demandeurs dans ce recours civil ont obtenu la preuve rendue publique dans les dossiers criminels, y compris certains documents résumant l’écoute électronique et les enregistrements de certaines communications interceptées.

La Cour devait déterminer si les demandeurs ont le droit d’obtenir la communication de la totalité de l’écoute électronique, ce à quoi certains défendeurs se sont opposés pour divers motifs. Outre les parties, le DPP et le Procureur général du Québec ont fait des représentations à la Cour.

Décision

S’appuyant sur la décision dans l’affaire Forest Protection1, la Cour affirme que le fruit des enquêtes du Bureau doit servir à tout objet visé par la Loi sur la concurrence, ce qui comprend le recours en dommages en vertu de l’article 36. La Cour rejette les prétentions des défendeurs, fondées sur les arrêts Michaud2 et National Post3, voulant que la divulgation des enregistrements de communications privées interceptées par l’État est interdite à des tiers qui ne sont ni des accusés, ni des cibles de l’écoute électronique.

Bien que l’économie générale du Code indique que l’écoute électronique doit demeurer confidentielle, notamment l’article 193 qui rend coupable d’un acte criminel toute personne qui utilise ou divulgue volontairement une communication interceptée, la Cour supérieure est d’avis qu’il n’existe aucun empêchement d’ordre légal à ce que les demandeurs obtiennent la communication de cette preuve. La Cour s’appuie notamment sur le paragraphe 193(2) du Code, qui crée une exception lorsque la divulgation a lieu « au cours ou aux fins d’une déposition faite lors de poursuites civiles » dans lesquelles une personne peut être requise de déposer sous serment.

La Cour écarte aussi sommairement les arguments des défendeurs fondés l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui garantit la protection contre les fouilles et saisies abusives. Citant certains précédents en droit canadien qui ont autorisé la communication de l’écoute électronique dans le cadre d’un procès civil, la Cour conclut qu’elle peut ordonner au Bureau et au DPP de communiquer une copie complète des communications interceptées, sous réserve de considérer tous les intérêts en cause.

Pour la Cour, une saine administration de la justice exige que le dossier civil soit mis en état sans délai. Comme certains défendeurs sont toujours soumis au processus criminel, la Cour rappelle l’obligation implicite de confidentialité des parties au litige, ainsi que les mesures de sauvegarde déjà mises en place dans ce dossier et qui font en sorte que jusqu’à nouvel ordre, seuls les parties, leurs avocats, leurs experts et la Cour ont accès au dossier. Selon la Cour, les procureurs font face à une tâche considérable pour mettre le dossier en état, ce qui justifie d’ordonner la communication de la totalité de l’écoute électronique divulguée aux défendeurs dans le cadre des dossiers criminels, exception faite des conversations impliquant des tiers complètement étrangers au litige.

Enfin, soulignant la nécessité d’éviter que les témoins éventuels aux procès criminels soient contaminés par la divulgation de cette preuve, le Tribunal restreint pour le moment la communication de l’écoute électronique aux seuls avocats et experts des parties.

Conclusion

Les tribunaux ont maintes fois souligné que l’écoute électronique est une ingérence grave de l’État dans la vie privée, d’où les dispositions détaillées du Code qui en encadrent l’exercice et protègent la confidentialité des conversations interceptées. La décision de la Cour supérieure pourrait signifier que dès que les communications interceptées par voie d’écoute électronique sont divulguées aux accusés, elles deviennent accessibles dans leur ensemble dans le cadre d’un recours civil, même si ces communications ne sont jamais mises en preuve dans le dossier criminel. Certains défendeurs demandent la permission d’interjeter appel de ce jugement, ce qui devrait apporter l’éclairage de la Cour d’appel sur cette question importante.

 


 

1Forest Protection Ltd. c. Bayer A.G., [1996] 68 C.P.R. (3d) 59
2Michaud c. P.G. du Québec, [1996] 3 R.C.S. 3
3National Post Co. c. Canada (Attorney General), [2003] O.J. 2238 (C.S.)

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