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Pièces Automobiles Lecavalier Inc. : L’application de la DGAÉ à une remise de dette transfrontalière

Au cours des années, les contribuables ont élaboré différentes techniques pour limiter l’application éventuelle des règles sur les remises de dettes prévues à l’article 80 de la Loi de l’impôt sur le revenu (Canada) (LIR) dans le cadre de la vente d’actions d’une filiale ayant une dette dévaluée envers sa société mère1. Une de ces techniques consiste en la souscription, par la société mère, d’actions additionnelles de la filiale et l’utilisation du produit de souscription pour rembourser la dette due par la filiale à la société mère. À quelques occasions, l’Agence du revenu du Canada (ARC) a indiqué qu’elle n’appliquerait pas l’alinéa g) du paragraphe 80(2) de la LIR à ces circonstances, mais que la disposition générale anti-évitement (DGAÉ) s’appliquerait vraisemblablement2. Dans la récente affaire Pièces Automobiles Lecavalier Inc. c. La Reine3, la Cour canadienne de l’impôt (Cour) devait examiner cette question dans un contexte transfrontalier. La décision est particulièrement intéressante pour son analyse de l’exigence en vertu de la DGAÉ à l’effet que l’opération qui génère l’avantage fiscal doit être une « opération d’évitement » au sens du paragraphe 245(3) de la LIR.

Faits et opérations pertinentes

Pièces Automobiles Lecavalier (PAL) était à l’origine une société détenue et exploitée par la famille Fugère, dont Roger Fugère fils (M. Fugère), et spécialisée dans le recyclage de pièces automobiles au Québec. En 2000, dans le cadre de son plan de restructuration, Ford U.S., une société non résidente du Canada, a fait l’acquisition de PAL par l’entremise de sa filiale canadienne, Greenleaf Canada Acquisitions Inc. (Greenleaf). PAL a éventuellement fait l’objet d’une fusion avec Greenleaf et la division québécoise de Greenleaf a poursuivi les activités de PAL.

En avril 2002, Ford U.S. a cessé ses activités de recyclage et M. Fugère a décidé d’acquérir la division québécoise de Greenleaf. Selon son témoignage, M. Fugère voulait acheter uniquement les actifs situés au Québec, mais Ford U.S. a insisté pour réaliser l’opération comme une vente des actions de Greenleaf. En septembre 2002, après de longues négociations, les parties en sont venues à une entente visant l’acquisition par 3929761 Canada Inc. (acquéresse), une société devant être constituée (qui est devenue ultérieurement le contribuable), de la totalité des actions de Greenleaf et d’une dette d’environ 24,5 millions de dollars due par Greenleaf à Ford U.S. pour un montant total d’environ 9,5 millions de dollars. Avant l’acquisition, les opérations suivantes ont été réalisées le 15 octobre 2002 : Ford U.S. a souscrit à des actions additionnelles de Greenleaf pour un montant d’environ 15 millions de dollars et Greenleaf a utilisé le produit de souscription pour rembourser une partie de la dette, réduisant ainsi la dette à 9,5 millions de dollars. Le 2 décembre 2002, l’acquéresse a fait l’acquisition auprès de Ford U.S. de la totalité des actions de Greenleaf en contrepartie d’un montant de 1 $ et de la prise en charge de la dette d’environ 9,5 millions de dollars.

Si l’acquéresse avait acquis les actions de Greenleaf et la dette sans préalablement réduire la dette, les règles relatives au remisage de dettes prévues aux paragraphes 80.01(6) à (8) de la LIR se seraient appliquées puisque la dette aurait été acquise pour un montant inférieur à 80 % de son principal. Si Greenleaf avait émis des actions à Ford U.S. en contrepartie du règlement partiel de la dette, les règles relatives à la remise de dette se seraient appliquées par suite de l’alinéa 80(2)g) de la LIR puisque la juste valeur marchande des actions émises aurait été inférieure à la tranche du principal de la dette qui a été remboursée. Dans les deux cas, cela aurait donné lieu à la perte des attributs fiscaux de Greenleaf et à une inclusion de 5,7 millions de dollars dans le revenu du contribuable aux termes du paragraphe 80(13) de la LIR.

Le ministre du Revenu national (ministre) a affirmé que la DGAÉ s’appliquait et considéré que le contribuable avait réalisé un gain sur remise de dette d’environ 15 millions de dollars. En appliquant les dispositions de l’article 80 de la LIR, le ministre a réduit les attributs fiscaux du contribuable et fait certains ajustements à son revenu imposable pour les années d’imposition 2002, 2004 et 2005.

Analyse en vertu de la DGAÉ

La Cour (par le juge Bédard) a commencé son analyse par des commentaires généraux sur l’application de la DGAÉ. La Cour a entre autres réaffirmé, sous réserve de l’application de la DGAÉ, que les contribuables sont en droit d’opter pour des opérations ou des planifications qui sont propres à réduire leurs obligations fiscales4. La Cour a également réitéré que la DGAÉ est une mesure de dernier recours5.

1. Avantage fiscal

Le contribuable a concédé la première condition d’application de la DGAÉ, soit l’existence d’un avantage fiscal (c.-à-d., en l’espèce, la préservation des attributs fiscaux de Greenleaf qui auraient par ailleurs été réduits par l’application de l’article 80 de la LIR.)

2. Opération d’évitement

Pour ce qui est de la deuxième condition d’application de la DGAÉ, il incombe au contribuable de réfuter les allégations du ministre selon lesquelles les deux « opérations de nettoyage » (c.-à-d., la souscription d’actions et le remboursement partiel de la dette) constituaient des opérations d’évitement au sens du paragraphe 245(3) de la LIR puisqu’elles n’avaient pas été effectuées pour des objets véritables et avaient été effectuées uniquement pour obtenir un avantage fiscal, soit la préservation des attributs fiscaux de Greenleaf. D’après le ministre, ces deux opérations, ainsi que la vente des actions de Greenleaf, faisaient partie d’une série d’opérations dont découlait l’avantage fiscal.

Le contribuable a d’abord soutenu que les deux opérations de nettoyage ne faisaient pas partie de la même série d’opérations que l’acquisition des actions de Greenleaf parce qu’elles avaient été mises en œuvre et imposées par Ford U.S. sans possibilité de négociation par le contribuable. Il y avait plutôt eu deux séries distinctes d’opérations, chacune réalisée par des parties différentes selon le contribuable. La preuve qu’a présentée le contribuable comprenait i) le témoignage de M. Fugère et de M. Lacombe, comptable fiscaliste canadien qui travaille pour la famille Fugère depuis de nombreuses années, et ii) un document de deux pages indiquant les différentes étapes des opérations de nettoyage, qui aurait été envoyé par télécopieur quelques jours après que les parties eurent conclu un accord en septembre 2002. Ces étapes n’avaient jamais fait l’objet de discussions entre les parties. Selon MM. Fugère et Lacombe, Ford U.S. a insisté pour réaliser une vente d’actions afin de bénéficier de sa perte en capital sur les actions de Greenleaf aux fins de l’impôt américain, perte qui n’était disponible que si les opérations de nettoyage étaient effectuées.

La Cour a conclu que la preuve n’était pas suffisante pour que le contribuable s’acquitte de son fardeau. D’après la Cour, il aurait été souhaitable, voire nécessaire, qu’un représentant de Ford U.S. témoigne que Ford U.S. avait bel et bien structuré la transaction de façon unilatérale. La seule preuve documentaire qu’a présentée le contribuable était le document de deux pages qui n’était ni signé ni daté, et que la Cour a considéré d’une force probante relativement faible. La Cour a indiqué qu’il serait étonnant qu’une entreprise de la réputation et de la taille de Ford U.S. ait procédé à une transaction de plus de 9 millions de dollars et en ait dicté les différentes étapes en télécopiant un document « brouillon » de deux pages à l’acheteur. La Cour a donc conclu que les opérations de nettoyage et la vente des actions de Greenleaf faisaient partie de la même série d’opérations.

Le contribuable a également soutenu que les opérations de nettoyage avaient été conclues pour des raisons propres à Ford U.S. ainsi que pour des raisons fiscales américaines, lesquelles constituaient des objets véritables non fiscaux au sens du paragraphe 245(3) de la LIR. La Cour a reconnu qu’à la lecture de l’alinéa 245(3)b) de la LIR et de la définition d’« avantage fiscal » au paragraphe 245(1) de la LIR, des motivations fiscales purement américaines constituent en soi des objets véritables non fiscaux et que des considérations internes, qu’elles soient comptables, économiques ou autres, peuvent dans certains cas constituer des objets véritables non fiscaux. Par conséquent, s’il était raisonnable de considérer que les opérations de nettoyage étaient effectuées principalement pour des raisons fiscales américaines et pour des raisons propres à Ford U.S., elles ne constitueraient pas des opérations d’évitement. Là encore, la seule preuve qu’a présentée le contribuable était le témoignage de M. Lacombe et de M. Brian Nerney, ancien actionnaire d’une société acquise par Ford U.S. qui a conclu des opérations de nettoyage semblables avec Ford U.S. Selon les deux témoins, les opérations de nettoyage avaient été effectuées par Ford U.S. pour des raisons fiscales et comptables américaines. La Cour ne pouvait accepter leur témoignage respectif au motif qu’il constituait du ouï-dire. La Cour a tiré une inférence négative du fait qu’aucun représentant de Ford U.S. n’avait témoigné à l’appui des motifs des opérations de nettoyage et qu’aucun expert fiscal américain n’avait témoigné pour exposer les conséquences fiscales américaines des opérations. Après avoir fait un examen général de la jurisprudence relative au principe d’inférence négative, la Cour a conclu qu’elle était justifiée de l’appliquer en l’espèce aux motifs suivants : i) on lui a présenté une preuve déficiente et non crédible, et ii) les motifs soulevés par le contribuable pour justifier l’absence de ces témoins déterminants, à savoir l’absence de coopération de la part de Ford U.S. et les coûts élevés à engager pour faire témoigner un expert au Canada, n’étaient pas suffisants6.

Dans une remarque incidente, la Cour a fait un commentaire sur le fait que, selon MM. Lacombe et Fugère, les conséquences fiscales canadiennes des opérations n’avaient pas été envisagées avant qu’ils n’aient reçu le document de deux pages de la part de Ford U.S. La preuve a démontré que M. Lacombe connaissait l’existence de la dette de 24,5 millions de dollars. Selon la Cour, il semble improbable qu’un fiscaliste d’expérience n’ait pas eu le réflexe de s’informer davantage alors qu’il savait que l’acquéresse allait acquérir les actions de Greenleaf et sa dette pour une somme de 9,5 millions de dollars. Une telle situation aurait alarmé tout fiscaliste à propos de l’application éventuelle des règles sur la remise de dette. Les conséquences fiscales canadiennes étaient trop importantes pour ne pas avoir été examinées.

3. Abus

Pour ce qui est de la troisième condition d’application de la DGAÉ, le ministre a fait valoir que les opérations d’évitement contournaient l’objet et l’esprit de l’article 80 de la LIR en général. Lorsqu’un débiteur tire profit de la remise d’une dette, son pouvoir économique est augmenté du montant de la dette. S’il déduisait ses dépenses dans le calcul de son revenu, celles-ci ne lui auraient, en réalité, rien coûté. En l’espèce, si la dette n’avait pas été pardonnée en partie par l’injection de capitaux et le remboursement subséquent juste avant la vente, les règles de remisage de dettes prévues aux paragraphes 80.01(6) à (8) de la LIR se seraient appliquées. Le ministre a également fait valoir que les opérations de nettoyage ont donné lieu à un abus de l’alinéa 80(2)g) de la LIR. De son côté, le contribuable a allégué que l’article 80 de la LIR constitue un code très clair et exhaustif et que, pour cette raison, il est difficile de démontrer une politique fiscale sous-jacente qui irait au-delà de ce que le texte de loi prévoit déjà. En outre, le contribuable a soutenu qu’il y a deux aspects à la politique fiscale sous-jacente au régime de l’article 80 de la LIR : i) l’augmentation de la puissance économique du débiteur, et ii) la déduction de la perte sur la mauvaise créance par le créancier. En l’espèce, puisqu’il n’y a pas eu de déduction de la perte pour mauvaise créance de Ford U.S. à la suite de la remise de dette, il n’y aurait pas eu abus de l’esprit et de l’objet de l’article 80 de la LIR.

En appliquant une analyse textuelle, contextuelle et téléologique, la Cour a rejeté l’argument du contribuable voulant qu’il y ait deux aspects à l’objet et à l’esprit de l’article 80 de la LIR. Les dispositions permettant au créancier de déduire une mauvaise créance s’appliquent dans des situations très précises, indépendamment et dans un contexte beaucoup plus large que celui de l’application de l’article 80 de la LIR. La Cour n’a pas vu de symétrie entre les deux régimes. La Cour a ensuite examiné l’objet et l’esprit des règles de remisage de dettes prévues aux paragraphes 80.01(6) à (8) de la LIR et a conclu qu’en effectuant une injection de capital « temporaire », le contribuable a artificiellement réduit la dette afin de respecter le critère de 80 % et ainsi éviter les règles de remisage de dettes. En exécutant les opérations de cette façon, le contribuable a bénéficié d’un prêt de 24,5 millions de dollars et s’est déchargé de son obligation de payer une somme de 15 millions de dollars tout en pouvant bénéficier de la déduction des dépenses relativement au plein montant du prêt. En effectuant les opérations d’évitement, le contribuable contournait l’application de l’article 80 et des paragraphes 80.01(6) à (8) de la LIR. La Cour a conclu que les opérations d’évitement étaient clairement abusives et le ministre était justifié d’appliquer la DGAÉ.

Même s’il n’y avait pas eu d’abus de l’article 80 et des paragraphes 80.01(6) à (8) de la LIR, la Cour a statué que l’application de la DGAÉ serait tout de même justifiée puisque les opérations d’évitement entraînaient un usage abusif de l’alinéa 80(2)g) de la LIR. L’objet de cette disposition est de veiller à ce que les règles de remise de dette ne puissent être évitées en transformant une dette en actions d’une valeur moindre. En l’espèce, les actions supplémentaires de Greenleaf avaient leur pleine juste valeur marchande au moment de leur émission, mais leur valeur a été réduite immédiatement après le remboursement. Sans la DGAÉ, la Cour a reconnu que les opérations n’auraient pas déclenché l’application de l’alinéa 80(2)g) de la LIR. En effectuant les opérations en deux étapes plutôt qu’en convertissant directement la dette en actions, le contribuable a contourné l’application de l’alinéa 80(2)g) de la LIR et donc évité l’application des règles de remise de dette.

Conclusion

Cette décision aura certainement une incidence sur les opérations mises en œuvre pour atténuer l’application des règles de remise de dette puisqu’elle établit clairement que ces types d’opérations peuvent être assujetties à la DGAÉ. La Cour a néanmoins fait des observations intéressantes selon lesquelles des raisons fiscales américaines et des considérations internes, qu’elles soient comptables, économiques ou autres, peuvent dans certains cas constituer des objets véritables non fiscaux. Compte tenu de l’absence évidente de preuve, la Cour ne pouvait faire autrement que conclure que le contribuable ne s’était pas acquitté de son fardeau de démontrer que les opérations de nettoyage avaient été effectuées principalement pour des objets non fiscaux, mais elle aurait pu parvenir à une conclusion différente dans d’autres circonstances.


1 Voir, par exemple, les opérations décrites dans la décision en matière d’impôt sur le revenu ATR-66, « Transfert d’une dette avec lien de dépendance suivie d’une liquidation ou de la vente des actions », le 20 avril 1995.
2 Voir, par exemple, le document de l’ARC no 2003-0022357, le 25 septembre 2003.
3 2013 CCI 310.
4 Commissionners of Inland Revenue v. Duke of Westminster, [1936] A.C. 1.
5 Hypothèques Trustco Canada c. Canada, [2005] 2 R.C.S. 601, au paragraphe 21.
6 La Cour, faisant renvoi à la décision du juge Archambault dans l’affaire Morley v. Canada (2004 TCC 280), a indiqué que la loi et des règles de pratique prévoient différents moyens pour s’assurer de la présence d’un témoin à l’audience. À l’égard de la question des coûts, la Cour a indiqué, au paragraphe 59 de sa décision, ce qui suit : « l’appelante a fait venir M. Nerney du Texas afin que celui-ci témoigne environ cinq minutes au total sur des sujets qui constituaient à leur face même du ouï-dire et qui n’ont pas éclairé la Cour ».