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Motifs de la décision dans l’affaire La commissaire de la concurrence c. Visa

Le 9 septembre 2013, le Tribunal de la concurrence a rendu ses motifs dans l’affaire La commissaire de la concurrence c. Visa Canada Corporation et MasterCard International Incorporated, 2013 Trib. conc.10. Le Tribunal, composé du juge Phelan (président), de M. W. Askanas et de M. K. Montgomery, a rejeté la demande à l’unanimité.

Dans sa demande, la commissaire de la concurrence (commissaire) a allégué que chacune des défenderesses, Visa Canada Corporation (Visa) et MasterCard International Incorporated (MasterCard), s’est livrée à des pratiques de maintien des prix au sens de l’article 76 de la Loi sur la concurrence, LRC 1985, ch. C-34. L’Association des banquiers canadiens (ABC) et la Banque Toronto-Dominion (Banque TD) ont obtenu l’autorisation d’intervenir dans les procédures. McCarthy Tétrault a représenté Banque TD dans le cadre de ces procédures, avec une équipe dirigée par Paul Morrison et composée de Christine Lonsdale, Jill Yates, Adam Ship, Ron Podolny et Glen MacArthur.

Cette décision très attendue est d’une importance particulière dans divers domaines du droit de la concurrence et le domaine des cartes de crédit en général. La décision clarifie l’interprétation appropriée et l’étendue de la disposition relative au maintien des prix de revente prévue à l’article 76 de la Loi sur la concurrence. La décision confirme que les réseaux de cartes de crédit ne se livrent pas à des pratiques de maintien des prix de revente lorsqu’elles exercent leurs activités commerciales. Il est important de noter que la décision reconnaît également la complexité inhérente au système de paiement canadien, et de l’inadéquation des interventions du tribunal dans un marché aussi varié.

Contexte de la décision

Visa et MasterCard exploitent des systèmes de paiement électronique par lesquels les opérations effectuées, entre autres, par des cartes de crédit, sont autorisées et réglées entre les institutions financières. Les participants aux réseaux de cartes de crédit exploités par Visa et MasterCard peuvent être généralement divisés entre les participants qui émettent des cartes de crédit aux consommateurs (émetteurs) et ceux qui permettent aux commerçants de traiter des paiements électroniques (acquéreurs).

Pour ce qui est des réseaux de Visa et de MasterCard, les émetteurs et les acquéreurs versent à Visa ou à MasterCard des frais de réseaux qui correspondent à un pourcentage de chaque opération. Les acquéreurs doivent également payer des frais appelés les « frais d’interchange » aux émetteurs. Visa et MasterCard fixent séparément la valeur des frais d’interchange mais ne tirent aucun revenu de ces frais puisque ces frais sont remis aux émetteurs.

En outre, Visa et MasterCard établissent des règles en vue d’assurer un fonctionnement efficace et sécuritaire de leurs réseaux. Parmi ces règles, on retrouve la « règle de non-imposition de frais supplémentaires », la « règles obligeant à honorer toutes les cartes » et la « règle de non-discrimination » (collectivement, les « règles à l’intention des commerçants »), lesquelles étaient contestées par la commissaire. La règle de non-imposition de frais supplémentaires interdit aux commerçants qui acceptent des paiements par carte de crédit Visa ou MasterCard d’imposer des frais en plus du prix annoncé comme condition à l’acceptation des cartes de crédit. La règle obligeant à honorer toutes les cartes prévoit que les commerçants doivent accepter tous les types de cartes de crédit Visa ou MasterCard s’ils choisissent d’accepter les produits Visa ou MasterCard. La règle de non-discrimination, qui est une caractéristique du réseau de MasterCard mais non du réseau de Visa, interdit aux commerçants qui acceptent les cartes de crédit MasterCard d’établir des distinctions entre celles-ci.

Le 15 décembre 2010, la commissaire a déposé une demande alléguant que Visa et MasterCard se livraient à des pratiques de maintien des prix de revente au sens de l’article 76 de la Loi sur la concurrence en exigeant de leurs acquéreurs qu’ils imposent aux commerçants les règles à l’intention des commerçants. La commissaire a allégué que les règles à l’intention des commerçants ont fait monté ou empêché qu’on ne réduise les frais d’acceptation des cartes versés par les commerçants.

La décision

L’article 76 s’applique lorsqu’une personne fait monter ou empêche qu’on ne réduise « le prix auquel son client ou toute personne qui le reçoit pour le revendre fournit ou offre de fournir un produit ou fait de la publicité au sujet d’un produit au Canada ». Il s’agit de la première affaire dans le cadre de laquelle la disposition relative au maintien des prix de revente a été interprétée depuis sa modification en 2009. Devant le Tribunal, la commissaire a prétendu qu’il n’était pas nécessaire, aux termes de l’article 76, qu’un produit ou service (en l’espèce, les services des réseaux de cartes de crédit) soit revendu, mais uniquement que la personne pour laquelle le prix du produit ou du service a monté ou dont la réduction a été empêchée soit un « client ». Le Tribunal n’a pas souscrit à cette prétention. Après avoir étudié l’historique de la disposition, le Tribunal a conclu que l’article 76 exige que le produit vendu par la personne qui fait monter ou empêche qu’on réduise le prix de ce produit soit revendu par le client de cette personne. Le Tribunal a noté que même si l’exigence de revente ne signifie pas que le produit revendu doit être « identique » au produit revendu au client, il doit être au moins « essentiellement le même en ce qui a trait à ses caractéristiques importantes » pour être soumis à cette disposition.

En appliquant l’interprétation législative précédente aux circonstances de l’affaire, le Tribunal a conclu qu’en droit, il n’a pas été prouvé que le client avait reçu le produit pour le revendre. Plus particulièrement, le Tribunal a conclu que les acquéreurs ne revendent pas les services de Visa ou de MasterCard aux commerçants, mais offrent plutôt un ensemble de services différents de ceux fournis par Visa et MasterCard aux acquéreurs. Pour parvenir à cette conclusion, le Tribunal a préféré le témoignage de M. Jeff van Duynhoven, président des services aux commerçants TD, la succursale d’acquisition de Banque TD, à celui de l’expert de la commissaire. Dans ses motifs, le Tribunal a indiqué que M. van Duynhoven était un témoin chevronné et bien informé et que son témoignage était « convaincant ». Selon le témoignage de M. van Duynhoven, les acquéreurs, plutôt que de revendre les services de Visa ou MasterCard aux commerçants, créent et exploitent leurs propres réseaux, implantent des technologies exclusives et demeurent financièrement responsables des opérations qu’ils acquièrent. Le Tribunal a également indiqué que les parties ont convenu que les activités d’acquisition étaient très concurrentielles.

Le Tribunal a par la suite procédé à une analyse subsidiaire en posant, aux fins de l’enquête uniquement, l’hypothèse que la commissaire ait prouvé l’exigence de la revente ou que le Tribunal ait eu tort de conclure que l’alinéa 76(1)a)(i) exige la revente. En se fondant sur cette analyse subsidiaire, le Tribunal a conclu que la règle de non-imposition de frais supplémentaires remplissait les conditions restantes de l’article 76.

Les membres du Tribunal ont conclu à l’unanimité que, même si la commissaire avait fait valoir son point, ils auraient refusé d’exercer leur pouvoir discrétionnaire pour rendre l’ordonnance demandée par la commissaire. Le Tribunal a conclu qu’il s’agissait en l’espèce d’un cas « exceptionnel ». Une ordonnance fondée sur l’article 76 serait « un outil radical » qui s’accompagnerait nécessairement « de problèmes d’ordre technique, de conséquences imprévues, de rajustements continus et de consultations auprès des intervenants ». Le Tribunal a indiqué que l’ordonnance demandée par la commissaire s’appliquerait à un vaste secteur de l’économie canadienne, le « secteur des commerçants », lequel n’est pas caractérisé par une concurrence uniforme. Dans la mesure où certains marchés du « secteur des commerçants » demeurent concurrentiels de façon imparfaite, l’ordonnance aurait risqué de substituer « un ensemble d’avantages trompeurs à un autre ensemble de même nature ».

Le Tribunal a de plus indiqué qu’il ne pourrait assurer la surveillance et l’application continues de quelque ordonnance qu’il pourrait émettre. Il ne pourrait donc pas garantir l’efficacité de la réparation ou assurer la protection nécessaire. Considérant qu’un changement opéré dans l’un des volets du système de paiements électronique est susceptible d’avoir des conséquences dans d’autres volets, le Tribunal a indiqué qu’il « ignorait si le 'remède' présumé serait pire que le ’mal' ». Pour parvenir à sa conclusion, le Tribunal a notamment tenu compte des témoignages de M. van Duynhoven, ainsi que de M. Balaji Bairam, témoin expert de Banque TD, qui ont tous les deux décrit le caractère complexe et interdépendant des systèmes de paiement électronique, y compris les réseaux de cartes de crédit, et les effets néfastes qu’aurait le « monde hypothétique » découlant de l’ordonnance demandée par la commissaire.

Le Tribunal a également indiqué qu’en avril 2010, le ministre des Finances a publié le Code de conduite destiné à l’industrie des cartes de crédit et de débit (Code de conduite) et que les réseaux de cartes de paiement, les émetteurs et les acquéreurs l’ont adopté. Le Tribunal a indiqué que « la mesure dans laquelle le Code de conduite peut être considéré comme étant 'volontaire' est très incertaine » puisqu’au moment de son adoption, l’industrie des cartes de crédit devait accepter le Code ou faire face à des règles encore plus rigoureuses.1 Le Tribunal a de plus indiqué que « le Code présente toutes les caractéristiques d’un règlement ».

En résumé, le Tribunal a conclu que, dans l’éventualité où la commissaire avait respecté l’exigence de revente de l’article 76 ou que le Tribunal avait erré dans son interprétation de l’article 76, il aurait tout de même refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’émettre l’ordonnance demandée par la commissaire.

Conclusion

La décision est un progrès important dans le droit de la concurrence au Canada. Il s’agit de la première affaire présentée en vertu de l’article 76 modifié, cette modification ayant apporté certaines précisions quant au champ d’application de la disposition relative au maintien des prix de revente. Plus particulièrement, le Tribunal a conclu catégoriquement que, pour être assujettie au champ d’application de cet article, la défenderesse doit vendre un produit identique ou essentiellement similaire au produit vendu par le revendeur subséquemment. Le fait d’influencer le prix auquel une personne vend un produit différent n’est pas visé par cet article. Cette interprétation de la règle relative au maintien des prix de revente correspond bien à l’objet de la loi et à sa raison d’être économique.

La décision reconnaît également la complexité inhérente du système de paiement canadien dont le secteur des cartes de crédit représente une partie de plus en plus importante. La décision tient compte du caractère diversifié de ce secteur et de son impact général sur l’économie canadienne pour lequel des solutions simples sont insuffisantes. Le grand nombre de parties prenantes et les effets défavorables imprévisibles qu’un changement dans l’un des volets du système peut avoir sur un autre volet constituent un obstacle à la réglementation de la concurrence au sein du secteur des cartes de crédit par voie judiciaire.

 


1 Même si le Tribunal n’a pas discuté de la portée de cette observation, si le Code n’était pas, en fait, volontaire, les défenderesses pourraient l’invoquer pour faire valoir la « défense fondée sur une activité réglementée » de la Common Law qui prévoit que les personnes dont les activités ont été autorisées par une autorité de réglementation ne peut être trouvée responsable de contrevenir à la Loi sur la concurrence. Voir le texte de Janet Bolton et Lorne Salzman The Regulated Conduct Doctrine and the Competition Bureau’s 2006 Technical Bulletin: Retrospective and Prospective. La doctrine de la common law a été partiellement codifiée au paragraphe 7 de l’article 45 de la Loi sur la concurrence.

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