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Les auditeurs face aux risques réglementaires : le déferlement d’une vague?

On a beaucoup écrit sur la portée de la responsabilité des auditeurs. Certes, plus d’encre encore a coulé sur l’augmentation du nombre de procès civils intentés contre des auditeurs et des experts-comptables comme, par exemple, les décisions récentes rendues par les tribunaux contre les auditeurs de Livent Inc. et de Castor Holdings Ltd., le règlement historique intervenu avec l’auditeur de Sino-Forest Corporation, les recours collectifs sur les marchés primaire et secondaire intentés contre des auditeurs d’émetteurs assujettis et les actions en justice intentées par des tiers comme dans la saga de Philip Services Corp. À notre avis, la pléthore de commentaires sur la responsabilité des auditeurs ne tient pas compte des risques accrus auxquels l’intervention des autorités en valeurs mobilières expose les auditeurs.

L’ancien système : la responsabilité de la surveillance des auditeurs était habituellement laissée aux organismes d’autoréglementation

Nous n’avons trouvé aucun rapport sur des procédures d’application de la loi entre un auditeur et une autorité canadienne en valeurs mobilières avant 2010. À cette époque, la responsabilité de la surveillance des auditeurs était habituellement laissée aux organismes d’autoréglementation comme l’Institut des comptables agréés de l’Ontario.

Dans la foulée du scandale d’Enron, le Conseil canadien sur la reddition de comptes (CCRC) a été créé à titre d’organisme de réglementation de l’audit du Canada dans l’objectif de contribuer à la confiance du public dans l’intégrité de l’information financière publiée par les émetteurs assujettis. Un règlement en valeurs mobilières a été pris pour obliger tous les auditeurs d’émetteurs assujettis canadiens à s’inscrire et à être en règle auprès du CCRC, qui pourrait imposer des restrictions ou des sanctions à ses membres.

Dans l’ancien système, un auditeur n’interagissait normalement avec une autorité en valeurs mobilières que lorsqu’il était contraint de fournir de l’information sur son client, l’étendue de la production ou de la communication de l’information faisant l’objet de négociations et, potentiellement, de litiges. C’est en plein ce qui s’est produit dans l’affaire Deloitte & Touche LLP c. Ontario (Commission des valeurs mobilières)1, qui a été portée en appel jusqu’à la Cour suprême du Canada2.

En règle générale, on s’en remettait aux auditeurs – particulièrement les grands cabinets établis – pour qu’ils agissent comme gardiens et veillent à ce titre à la communication adéquate de l’information financière et on leur faisait également confiance pour qu’ils exercent eux-mêmes une surveillance sur les membres de leur profession, afin de s’assurer qu’ils remplissent cette fonction.

Le portail de l’ancien système est-il brisé?

Aux États-Unis, la Securities and Exchange Commission (SEC) a officiellement appelé ses efforts constants pour identifier les auditeurs qui ne s’acquittent pas de leurs fonctions conformément à leurs normes professionnelles « opération portail brisé » (Operation Broken Gate)3. Dans une allocution prononcée le 19 septembre 2013, le codirecteur de la Division de l’application de la loi (Division of Enforcement) de la SEC a affirmé ce qui suit :

[traduction] « … nous continuerons de porter notre attention sur les auditeurs… les auditeurs jouent un rôle crucial dans le processus de présentation de l’information financière en agissant comme « chiens de garde du public ». Par conséquent, il est important que nous surveillions attentivement leur travail et que nous veillions à ce qu’ils respectent entièrement leurs obligations professionnelles. Si un retraitement important a été effectué ou si, grâce à un dénonciateur, à nos démarches proactives ou aux médias, nous apprenons l’existence d’une comptabilité irrégulière, vous pouvez vous attendre à ce que nous passions au crible non seulement le travail du chef de la direction, du chef des finances et du contrôleur, mais également celui de l’associé responsable de la mission, du responsable du contrôle qualité de la mission et du cabinet d’audit dans son ensemble. Nous examinerons attentivement la qualité de l’audit et déterminerons si les auditeurs ont manqué ou négligé des signaux d’alarme, s’ils ont une documentation adéquate et s’ils ont suivi les normes professionnelles »4.

L’opération portail brisé bat son plein. Au cours des six derniers mois, la SEC a conclu plusieurs règlements administratifs avec des auditeurs, y compris KPMG LLP, relativement à la violation de règles qui obligent les auditeurs à rester indépendants de leurs clients5. La SEC a également obtenu une décision controversée en sa faveur contre les membres chinois du même groupe que les Quatre Grands, qui n’avaient pas communiqué des documents liés à des sociétés établies en Chine faisant l’objet d’une enquête de la SEC6.

Le nouveau système : les autorités en valeurs mobilières sont déterminées à assurer une surveillance étroite des auditeurs

Comme dans de nombreux autres domaines, les autorités canadiennes en valeurs mobilières semblent de plus en plus suivre l’exemple américain. À l’heure actuelle, la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO) a en cours deux procédures d’application de la loi contre des auditeurs. Il est essentiel pour les auditeurs de savoir que ces procédures intentées par la CVMO, qui semble avoir court-circuité le CCRC, ne sont vraisemblablement pas des anomalies. En fait, les mesures énergiques prises récemment par la CVMO contre les auditeurs étaient prévisibles dans une large mesure.

Le 1er novembre 2011, Howard Wetston, le président et chef de la direction de la CVMO a informé les participants au marché que les conclusions préliminaires de la CVMO révélaient de l’information importante au sujet du rôle des gardiens et des conseils d’administration, particulièrement concernant les problèmes de gouvernance qui se posent lorsque la direction et la majeure partie des activités sont situées à l’étranger7. Le 20 mars 2012, la CVMO a publié un avis du personnel8 qui résume son examen des émetteurs actifs sur les marchés émergents et qui énonce les principales sources de préoccupation liées, entre autres choses, à la communication de l’information et au rôle des auditeurs. À l’époque, M. Weston a affirmé publiquement ce qui suit :

« La CVMO s’attend à ce que les émetteurs et les gardiens agissent de façon à promouvoir la protection des investisseurs et à renforcer la confiance envers nos marchés financiers… Cet examen révèle un certain nombre de secteurs dans lesquels les émetteurs et les gardiens doivent s’améliorer en vue de respecter leurs obligations, et la CVMO surveillera leurs progrès afin de s’assurer que les intérêts des investisseurs passent en premier. »9

Le 17 octobre 2013, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM), qui regroupent les autorités en valeurs mobilières provinciales et territoriales du Canada, ont cloué le bec à ceux qui doutaient de la priorité qu’elles accordent à la surveillance des auditeurs en publiant une nouvelle version du règlement sur la surveillance des auditeurs10 qui leur donnerait un plus grand pouvoir de surveillance dans des circonstances où le CCRC a imposé des mesures correctives importantes aux auditeurs. Le président des ACVM a indiqué ce qui suit au sujet du projet de règlement :

« ... les auditeurs sont un rempart crucial… L’information sur les cabinets d’audit permet aux autorités en valeurs mobilières de mieux estimer les problèmes systémiques et, le cas échéant, d’évaluer en temps opportun si des mesures réglementaires sont requises. »11

La vague arrive-t-elle chez nous?

Les mesures d’application des lois en valeurs mobilières contre les auditeurs ont fait leur apparition au Canada. En 2012 et en 2013, la CVMO a intenté des procédures distinctes contre Ernst & Young LLP pour des violations alléguées de la Loi sur les valeurs mobilières12 dans le cadre de ses audits de Sino-Forest Corporation13 et de Zungui Haixi Corporation14. Dans les deux procédures, la CVMO demande qu’un blâme soit infligé à l’auditeur et que ce dernier se voit imposer le paiement d’une amende administrative pouvant aller jusqu’à 1 million de dollars, la remise de toute somme qu’il a obtenue par suite de son non-respect de la législation en valeurs mobilières et le remboursement des frais liés à l’enquête et à la poursuite de la CVMO.

Il ne devrait exister aucun doute quant à l’intérêt que les autorités canadiennes en valeurs mobilières porteront directement à l’auditeur d’un émetteur assujetti qui fait face à des allégations en matière d’information financière. À notre avis, le défaut des autorités canadiennes en valeurs mobilières de prendre des mesures d’application de la loi contre les auditeurs de Corporation Nortel Networks, de Livent Inc. et de Philip Services Corp. devrait être considéré comme les derniers vestiges de l’ancien système; de tels cas ne doivent plus se reproduire.

Mieux vaut consulter un avocat

Si une autorité en valeurs mobilières prend contact avec lui, un auditeur devrait sans tarder consulter un avocat. Les conseils juridiques seront adaptés aux circonstances particulières de l’auditeur, mais il pourrait y avoir lieu de tenir compte des questions suivantes :

  • Un auditeur pourrait devoir répondre à des demandes de renseignements réglementaires sans savoir si une enquête officielle sera menée ou si une procédure d’application de la loi sera introduite. L’exactitude de ces réponses devrait être vérifiée, et les réponses devraient être rédigées avec soin en fonction d’un éventuel litige.
  • Les mesures d’enquête prises avant la procédure contestée ou à la place de celle-ci sont de plus en plus courantes, et elles sont essentielles pour répondre à des préoccupations en matière de réglementation et pour préserver la capacité de l’auditeur d’obtenir des crédits de coopération ou de contester la procédure, si c’est nécessaire.
  • Lorsqu’un auditeur communique de l’information à une autorité en valeurs mobilières, il doit porter une attention particulière à ses obligations de confidentialité envers le client et aux revendications de privilège de celui-ci à l’égard de l’information qu’il a en sa possession.
  • La SEC et les autorités canadiennes en valeurs mobilières ont de tout temps collaboré ensemble. Par conséquent, toute réponse donnée à une autorité doit tenir compte des effets qu’elle pourrait avoir sur les procédures éventuelles ou en cours intentées par les autres autorités.
  • Les déclarations volontaires de violation de la législation en valeurs mobilières pourraient être prises en compte dans certaines circonstances. La CVMO a récemment publié des lignes directrices sur les crédits de coopération15 qui, en théorie, permettraient à une partie de régler les questions réglementaires litigieuses d’une manière efficace et rentable, par exemple au moyen d’une entente de dispense des mesures d’application de la loi (lorsqu’une procédure d’application de la loi n’est pas introduite ou qu’elle a été abandonnée) ou d’un règlement à l’amiable sans contestation (lorsqu’un auditeur conclu un règlement sans admission de perpétration d’actes préjudiciables). Il est essentiel de consulter un avocat pour voir si ces issues sont réalisables et appropriées dans les circonstances.
  • Les demandeurs dans des actions en justice, y compris les recours collectifs, dans lesquelles un cabinet d’audit est un défendeur, peuvent déposer des plaintes parallèles (et préventives) auprès des autorités en valeurs mobilières en vue d’obtenir des munitions supplémentaires à utiliser dans le cadre de la réclamation civile (à peu ou pas de frais pour les demandeurs).
  • Une entente de règlement intervenue avec une autorité en valeurs mobilières est publique et, de façon générale, elle peut être utilisée dans des causes civiles contre les auditeurs.
  • Le règlement d’une procédure réglementaire ne protège pas nécessairement les auditeurs contre les recours collectifs, même si la procédure réglementaire entraîne la restitution aux membres du groupe présumés.
  • Même les violations relativement mineures de la législation en valeurs mobilières peuvent entraîner une mesure réglementaire. La présidente de la SEC a confirmé qu’une approche de la « vitre brisée » en ce qui concerne l’application des lois en valeurs mobilières est appliquée pour veiller à ce que les violations mineures ne dégénèrent pas en problèmes réglementaires plus importants16.
  • Les auditeurs peuvent engager leur responsabilité criminelle et quasi criminelle s’ils violent la législation en valeurs mobilières. Par exemple, commet une infraction à la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario17 la personne ou la compagnie qui, dans un document dont le dépôt ou la remise auprès d’un organisme de réglementation est exigé, fait une déclaration qui, sur un aspect important, est trompeuse ou erronée ou omet un fait important. La violation de cette disposition peut entraîner une amende aussi élevée que 5 millions de dollars et/ou un emprisonnement d’au plus cinq ans moins un jour.

Comme les autorités en valeurs mobilières s’efforcent de trouver des façons d’empêcher les vitres brisées de devenir des portails brisés, il n’est pas surprenant qu’elles se soient aventurées dans des domaines autrefois laissés au contrôle des organismes d’autoréglementation. Dans la nouvelle réalité où l’information est de façon générale largement diffusée et accessible instantanément, les autorités de réglementation doivent être considérées comme étant proactives plutôt que comme laissant aux organismes d’autoréglementation le soin de faire des enquêtes sur leurs membres. De plus, comme les autorités américaines en valeurs mobilières adoptent des mesures vigoureuses dans ces nouveaux domaines, on ne devrait pas s’étonner de voir les autorités canadiennes emboîter le pas.

La vague s’en vient, et les auditeurs qui ne s’y préparent pas risquent d’être emportés par son déferlement.

 


1 Deloitte & Touche LLP c. Ontario (Commission des valeurs mobilières), 2003 CSC 61.

 

2 La Cour suprême a confirmé la légalité de la production des renseignements obtenus par la contrainte de l’auditeur puisque ceux-ci étaient nécessaires à l’émetteur intimé – également le client de l’auditeur – pour préparer sa défense dans la procédure introduite par la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario.

3 Communiqué no 2013-207, le 30 septembre 2013, voir http://www.sec.gov/News/PressRelease/Detail/PressRelease/1370539850572.

4 Allocution prononcée par Andrew Ceresney, codirecteur de la Division de l’application de la loi, devant l’American Law Institute Continuing Legal Education, à Washington, D.C, le 19 septembre 2013. Voir http://www.sec.gov/News/Speech/Detail/Speech/1370539845772.

5 Dossier no 3-15687, voir le règlement au http://www.sec.gov/litigation/admin/2014/34-71389.pdf.

6 Les auditeurs ont indiqué qu’ils en appelleront de la décision rendue le 22 janvier 2014 par le juge administratif de la SEC Cameron Elliot. Entre autres choses, ils ont avancé que la communication de l’information demandée par la SEC violerait le droit chinois, ce qui exposerait leurs employés à une peine de prison.

7Le président de la CVMO, Howard Wetston, donne les grandes lignes de la démarche de la CVMO en ce qui a trait à la réglementation dans la nouvelle réalité financière, le 1er novembre 2011, voir https://www.osc.gov.on.ca/fr/NewsEvents_nr_20111101_osc-hw-dialogue.htm.

8 Avis 51-720 du personnel, Issuer Guide for Companies Operating in Emerging Markets.

9 Le rapport de la CVMO fait état des préoccupations soulevées relativement aux émetteurs actifs sur les marchés émergents, le 20 mars 2012, voir https://www.osc.gov.on.ca/fr/NewsEvents_nr_20120320_osc-emerging-markets.htm.

10Règlement 52-108 sur la surveillance des auditeurs.

11Les ACVM proposent des modifications au règlement sur la surveillance des auditeurs pour obtenir davantage d’informations sur la qualité des cabinets d’audit, le 17 octobre 2013, voir http://www.autorites-valeurs-mobilieres.ca/presentation_des_ACVM.aspx?ID=1185&LangType=1036.

12Loi sur les valeurs mobilières, LRO 1990, c. S.5.

13 Aucune décision n’a été rendue dans cette cause, dont la date de début de l’audience sur le fond est actuellement fixée au 11 novembre 2014.

14 Aucune décision n’a été rendue dans cette cause, dont la date de début de l’audience sur le fond est actuellement fixée au 1er mai 2015.

15 Avis 15-702 du personnel de la CVMO relatif au programme de crédit de coopération révisé.

16 Allocution prononcée par la présidente Mary White devant le Securities Enforcement Forum, à Washington, D.C., le 9 octobre 2013, voir http://www.sec.gov/News/Speech/Detail/Speech/1370539872100.

17 Article 122, Loi sur les valeurs mobilières, LRO 1990, c S.5.

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