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Le point de vue d’Humpty Dumpty

Dans De l’autre côté du miroir, Humpty Dumpty estimait que le sens d’un mot était la signification qu’il lui donnait. « Quand, moi, j’emploie un mot, déclare Humpty Dumpty d’un ton assez dédaigneux, il veut dire exactement ce qu’il me plaît qu’il veuille dire... ni plus ni moins. » « La question est de savoir, déclara Alice, si vous pouvez obliger les mots à vouloir dire des choses différentes. » « La question est de savoir, déclara Humpty Dumpty, qui sera le maître, un point c’est tout ».

Dans Agribrands Purina Canada Inc. v. Kasamekas, 2011 ONCA 460, la Cour d’appel de l’Ontario se penchait sur le délit de complot illicite. Vous vous rappellerez peut-être, si vous avez lu la chronique antérieure des Observations de Me Farley, que cette Cour éprouve de la difficulté à déterminer ce que signifient des « moyens illicites » dans le délit d’ingérence illicite dans des relations économiques (voir « La main gauche sait-elle ce que fait la main droite ? »). Dans Agribrands Purina, le juge Goudge se prononçant pour la Cour a fait observer dans ses conclusions que le juge de première instance avait confondu le concept de « conduite illicite » en ce qui a trait au complot illicite avec l’ingérence illicite dans des relations économiques.

[traduction] « [34] Par ailleurs, le recours au délit d’ingérence illicite [dans des relations économiques] ne reconnaît pas que ces deux délits ont évolué de façon séparée et que chacun a donc développé son propre concept de conduite illicite. »

Il poursuit en déclarant :

[traduction] « [37] Il ressort clairement de cette jurisprudence qu’une conduite quasi criminelle, lorsqu’elle est adoptée en accord avec autrui, est suffisante pour constituer une conduite illicite aux fins du délit de complot, même si cette conduite ne donne pas ouverture à des poursuites en droit privé par un tiers. L’arrêt faisant autorité, Canada Cement LaFarge [[1983] 1 R.C.S. 452], en est un exemple. Tout comme une conduite qui viole le Code criminel. Ces exemples de ‘conduite illicite’ ne donnent pas en tant que tels ouverture à des poursuites, mais ils ont été jugés constituer une conduite fautive en droit et donc suffisante pour être considérée comme une ‘conduite illicite’ au sens du complot civil. Il y a également de nombreux exemples de conduite jugée illicite aux fins de ce délit simplement parce que la conduite donne ouverture à des poursuites en droit privé. Dans Economic Interests in Canadian Tort Law (Markham : LexisNexis, 2009), les auteurs Peter T. Burns et Joost Blom déclarent ce qui suit aux pages 167-168 :

[traduction] Il existe deux catégories distinctes de conduites qui peuvent être décrites comme comprenant des ‘moyens illicites’ : une conduite équivalant à un délit indépendant ou à une autre faute donnant ouverture à des poursuites, et une conduite ne donnant pas en tant que telle ouverture à des poursuites.

Comme exemple de complots impliquant une conduite délictuelle, on compte la violation de contrat, l’ingérence fautive dans des droits contractuels, la nuisance, l’intimidation et la diffamation. Bien sûr, la violation de contrat viendra elle-même appuyer une action en complot civil et, comme une Cour australienne l’a déclaré, les catégories de ‘moyens illicites’ ne sont pas fermées.

La seconde catégorie de moyens illicites est la conduite comprenant des moyens illicites ne donnant pas en tant que tels ouverture à des poursuites.

La première catégorie de moyens illicites ne donnant pas en tant que tels ouverture à des poursuites, mais qui peuvent néanmoins appuyer une action en complot, est la violation d’une loi qui ne prévoit pas de droit privé d’action; l’instance même qu’a rejetée la Chambre des Lords dans Lonrho (1981). Une cause courante est la violation de la législation relative aux relations de travail et une autre la violation d’une loi criminelle, comme le Code criminel du Canada.

[38] Donc, ce qu’il faut pour respecter l’élément de ‘conduite illégitime’ du délit de complot, c’est que les défendeurs se mettent d’accord pour commettre des actes qui sont fautifs en droit, qu’ils donnent ou non ouverture à des poursuites en droit privé. Dans le secteur du commerce, même une activité hautement concurrentielle, pour autant qu’elle soit par ailleurs légitime, ne constitue pas une ‘conduite illégitime’ aux fins de ce délit. »

Il n’était pas contesté que Purina avait violé son contrat de franchisage avec Raywalt. Toutefois, le juge Goudge ne considérait pas que Ren’s ou McGrath avait fait quoi que ce soit qui justifie l’appellation de « conduite illicite ». Fait intéressant, il n’était pas non plus contesté que Purina avait révoqué Ren’s en tant que concessionnaire lorsqu’elle avait découvert que Ren’s vendait également les aliments pour animaux d’un concurrent en violation de son contrat de concessionnaire avec Purina. Raywalt avait été nommée comme concessionnaire remplaçant conformément à une convention aux termes de laquelle Purina :

[traduction] « [6] ...avait convenu de ne pas nommer un autre concessionnaire dans le territoire de Raywalt, antérieurement le territoire de Ren’s.

[7] Raywalt s’est lancée en affaire à la mi-mars 1991. Toutefois, même si elle avait accordé une exclusivité territoriale à Raywalt, Purina a continué de fournir des aliments pour animaux à Ren’s jusqu’à la fin d’avril 1991. Ren’s a pu ainsi faire des ventes à ses anciens clients dans ce qui était désormais le territoire de Raywalt. Lorsque Purina a finalement mis fin à cette pratique, Ren’s a demandé à McGrath (qui était un ami), ainsi qu’au concessionnaire Purina d’un territoire voisin, de lui fournir des aliments pour animaux Purina aux prix du concessionnaire. Ren’s a ainsi pu continuer de vendre des aliments pour animaux Purina dans le territoire de Raywalt. Purina connaissait, tolérait et en fait approuvait cet arrangement. Purina fournissait McGrath en aliments pour animaux à des fins de revente à Ren’s. Par conséquent, l’entreprise de Raywalt n’a donc pas été aussi rentable que prévu et ses problèmes de liquidité l’ont forcée à cesser ses activités commerciales à la fin de janvier 1992. »

Il semblerait donc qu’il était clair que Purina, Ren’s et McGrath savaient chacun que Purina fournissait des aliments pour animaux à Ren’s par l’intermédiaire de McGrath pour que Ren’s puisse continuer à approvisionner des clients dans ce qui était désormais le territoire exclusif de Raywalt. McGrath savait très bien, en tant que concessionnaire Purina, que d’approvisionner Ren’s en aliments pour animaux de Purina sans majoration de prix violerait sa restriction territoriale. Ren’s devait savoir que ce commerce clandestin par son ami violait l’entente d’exclusivité sur laquelle Raywalt comptait. Raywalt n’était-il pas au moins un tiers bénéficiaire de sorte que Purina et McGrath ne pouvaient approvisionner Ren’s dans cette entente peu régulière? La concertation entre Ren’s et McGrath n’incitait-elle pas Purina à violer son contrat avec Raywalt? Il est certain que Purina, Ren’s et McGrath agissaient chacun de concert en sachant que leur action concertée causerait un tort économique à Raywalt. Si l’un des trois défendeurs était une marionnette, est-il important de savoir qui était la marionnette de qui? En fait, il semble que chacun d’eux tirait les ficelles de l’autre, sachant que leurs actions causeraient du tort à Raywalt.

Il semble que la conscience de la Cour d’appel n’ait pas été choquée puisqu’elle a fait observer au par. 41 que le fait que Purina connaissait et approuvait l’entente entre Ren’s et McGrath [traduction] « laisse peu de place pour la conduite exigée par le délit d’incitation à rupture de contrat ». La Cour d’appel n’a pas non plus vu de problème avec le fait qu’en tolérant l’entente entre Ren’s et McGrath, Purina violait les dispositions en matière d’exclusivité du contrat de concessionnaire conclu avec Raywalt; mais il me semble que Purina participait à cette entente en continuant d’approvisionner McGrath. On peut se demander si un sens est donné à l’« entente d’exclusivité » dans ce contrat de concessionnaire. Il semblerait que la Cour d’appel ait méconnu que l’exclusivité de territoire dans un contrat de franchisage est une clause fondamentale sur laquelle les franchisés d’un franchiseur comptent mutuellement, chacun étant tenu de respecter l’exclusivité de l’autre. L’omission de protéger une telle clause affaiblirait la protection accordée aux franchisés quant à la valeur de leur franchise.

Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom, mais il semble que ce gang à trois membres s’attaquant à Raywalt n’était pas suffisant comme motif d’invoquer le délit de complot civil; comme il est énoncé dans Canada Cement LaFarge lorsque le juge Estey se prononçant pour la Cour aux pages 471 et 472 décrivait deux catégories de complot reconnues en droit canadien :

Bien que le droit soit loin d’être clair sur l’étendue du délit civil de complot, je suis d’avis qu’en matière de responsabilité délictuelle, on ne peut poursuivre un défendeur seul qui a causé préjudice à un demandeur, mais que, lorsqu’il y a au moins deux défendeurs qui ont agi de concert, il est possible d’exercer contre eux un recours délictuel pour complot, si :

(1) indépendamment du caractère légal ou illégal des moyens employés, la conduite des défendeurs vise principalement à causer un préjudice au demandeur; ou

(2) lorsqu’il s’agit d’une conduite illégale, elle est dirigée contre le demandeur seul ou contre lui et d’autres personnes en même temps et que les défendeurs eussent dû savoir dans les circonstances que le préjudice subi par le demandeur était une conséquence probable.

Dans le second cas, il n’est pas nécessaire que l’objet prédominant de la conduite des défendeurs soit de nuire au demandeur, mais il doit y avoir dans les circonstances une intention implicite découlant du fait que les défendeurs auraient dû savoir que le demandeur en subirait un préjudice. »

Peut-être que, dans Agribrands Purina, la Cour d’appel utilisait le mauvais bout de sa lorgnette dans sa recherche des « moyens illicites » pour invoquer le second cas décrit par le juge Estey. L’analyse à laquelle la Cour s’est livrée donnerait à penser qu’il est seulement survenu une coïncidence inconsciente que Purina souhaitait violer son contrat avec Raywalt et que, par inadvertance, McGrath et Ren’s avaient décidé de se livrer à une pratique concurrentielle mais légitime causant un préjudice à Raywalt. Lorsqu’on cherche des étoiles, il est préférable d’utiliser un télescope; encore faut-il utiliser le bon bout de cet instrument optique et éviter de s’en servir avec son œil aveugle comme l’amiral Nelson.

Il semble qu’Alice était bien en vie lorsqu’elle regardait dans le miroir et se demandait : « Qui diable puis-je bien être? Ah, c’est là le grand problème! » Comme le disait Pogo, le personnage de bande dessinée : « Nous avons rencontré l’ennemi et il est nous-mêmes. »

P.S. : Trois jours après avoir rédigé cet article, je me suis retrouvé à Oxford. J’ai dîné, ce jour-là, au Ashmolean Museum qui célébrait l’anniversaire d’Alice. J’étais assis à côté du Chapelier fou; je me sentais comme chez moi.