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La Cour fédérale statue sur les mesures d’adaptation liées à la situation familiale

Au cours des dernières années, les cours, les tribunaux et les arbitres se sont penchés sur les obligations des employeurs à l’égard des besoins liés à la situation familiale. Dans la récente affaire Le procureur général du Canada c. Johnstone (Johnstone), la Cour fédérale du Canada (CF) a tranché la question de savoir ce qui constitue de la discrimination fondée sur la situation familiale. La CF a confirmé qu’elle avait examiné la question dans une perspective élargie.

Contexte

Madame Fiona Johnstone occupait un emploi de douanière pour l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). À titre d’employée à temps plein, madame Johnstone avait des quarts de travail rotatifs de jour, de soir et de nuit. À son retour au travail après la naissance de son premier enfant en 2004, puis en 2005 après la naissance de son deuxième enfant, madame Johnstone a demandé à avoir un horaire de travail fixe à temps plein qui lui permettrait de prendre des dispositions pour les services de garderie de ses enfants. Le mari de madame Johnstone travaillait lui aussi à temps plein pour l’ASFC suivant des quarts de travail rotatifs. Il était donc très difficile pour les Johnstone de prévoir des services de garderie en fonction de leurs heures de travail variables.

En réponse à cette demande de madame Johnstone, l’ASFC lui a offert un travail à temps partiel suivant un horaire fixe qu’elle a accepté. Cependant, madame Johnstone souhaitait maintenir sa situation d’employée à temps plein afin de continuer à avoir accès à la formation et aux possibilités d’avancement et de continuer à participer au régime de retraite et aux autres avantages offerts aux employés à temps plein. Madame Johnstone a suggéré d’autres arrangements qui lui permettraient d’être considérée comme une employée à temps plein, mais ces arrangements ont été refusés. Même si l’ASFC avait auparavant accepté les demandes d’adaptation d’ordre médical et religieux d’employés en procédant à des évaluations individuelles et en accordant des exceptions au calendrier de travail rotatif (tout en maintenant la situation d’employé à temps plein), l’ASFC avait comme politique non écrite de considérer et de traiter différemment les demandes fondées sur les besoins liés à la garde des enfants.

La plainte déposée auprès du Tribunal des droits de la personne

Madame Johnstone a déposé une plainte relative aux droits de la personne alléguant que l’ASFC avait fait preuve de discrimination fondée sur sa situation familiale. En août 2010, le Tribunal canadien des droits de la personne (Tribunal) a accueilli la plainte de madame Johnstone, jugeant qu’elle avait fait l’objet, dans le cadre de son emploi, d’un traitement différent préjudiciable fondé sur sa situation familiale et lié au fait d’avoir deux enfants.

En ce qui concerne le motif de la situation familiale, le Tribunal a jugé que cette expression vise à offrir une protection contre la discrimination fondée sur : 1) la désignation de la situation de parent ou d’une relation familiale avec une autre personne et 2) les besoins et obligations qui découlent naturellement de ces relations. Même si le Tribunal a reconnu que la décision d’avoir des enfants est un choix personnel, la clause de l’objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne, laquelle précise que : « […] le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins », a eu pour effet d’accorder une protection contre la discrimination fondée sur de tels choix personnels.

Le Tribunal a jugé que l’ASFC n’avait pas été capable d’établir que les quarts rotatifs travaillés par ses employés à temps plein constituaient une exigence professionnelle justifiée. Il a aussi conclu que la demande d’adaptation de madame Johnstone d’effectuer des quarts de travail plus longs selon un horaire fixe à plein temps ne se serait pas traduite par une contrainte excessive pour l’ASFC. Madame Johnstone a été indemnisée pour le salaire, les avantages, les cotisations au fonds de retraite et les heures supplémentaires perdues qu’elle aurait faites si elle avait été autorisée à travailler à temps plein au cours de la période en question. Des dommages-intérêts de 15 000 $ lui ont été accordés pour les inconvénients et la souffrance qu’elle a subis ainsi qu’une indemnisation spéciale de 20 000 $.

La demande de révision judiciaire

L’ASFC a demandé une révision judiciaire de la décision rendue par le Tribunal. Dans la décision rendue par la CF dans l’affaire Johnstone, publiée le 31 janvier 2013, le juge Mandamin a conclu qu’une norme d’examen raisonnable s’appliquait à l’interprétation donnée par le Tribunal à la portée de l’expression « situation familiale », à sa conclusion que madame Johnstone avait fait la preuve, à première vue, d’un cas de discrimination et aux recours que le Tribunal accordait à l’égard de cette discrimination. L’application d’une norme de caractère raisonnable signifie que la CF était tenue d’établir si la décision rendue par le Tribunal se situait dans un éventail d’issues possibles fondées sur la preuve déposée auprès du Tribunal.

La CF a conclu que la définition de l’expression « situation familiale » du Tribunal était raisonnable et conforme à la jurisprudence antérieure. Elle a aussi admis la conclusion du Tribunal selon laquelle madame Johnstone avait établi un cas de discrimination à première vue. En ce qui concerne la sentence, toutefois, la CF a jugé que le Tribunal avait dépassé sa compétence et agi de façon déraisonnable en ordonnant à l’ASFC d’élaborer des politiques écrites pour répondre aux demandes d’adaptation liées à la situation de famille à la satisfaction de madame Johnstone. La CF a aussi demandé au Tribunal de reconsidérer la question de l’indemnisation pour les salaires perdus étant donné que le Tribunal n’avait déduit aucun montant pour le congé volontaire que madame Johnstone avait pris au cours de la période en question.

Des théories contradictoires sur la situation de famille

En formulant sa décision dans l’affaire Johnstone, la CF a adopté une seule démarche pour l’examen de la question de la discrimination fondée sur la situation familiale.

On retrouve des avis divergents, dans la jurisprudence provinciale et fédérale, en ce qui concerne le critère de seuil applicable visant à démontrer un cas de discrimination fondée sur la situation familiale. Étant donné que la Cour suprême du Canada n’a pas encore communiqué une analyse détaillée de la définition de la portée de la situation familiale, les employeurs se retrouvent avec de nombreuses normes à prendre en considération. Même si les employeurs devraient éventuellement rechercher des lignes directrices dans la jurisprudence du territoire où ils exercent leurs activités, les tribunaux administratifs et autres et les arbitres considèrent la jurisprudence en matière de droits de la personne des autres autorités provinciales et fédérales comme étant déterminantes et les employeurs devraient donc en tenir compte.

Le critère de l’« atteinte grave »

Le critère de seuil le plus strict à l’égard de la discrimination fondée sur la situation familiale a clairement été exposé dans la décision rendue par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (CACB) dans l’affaire Campbell River and North Island Transition Society v. Health Sciences Assn. of British Columbia (Campbell River). Dans cette affaire, la CACB a conclu que les employeurs ne font pas preuve de discrimination dans tous les cas où les obligations familiales et les obligations professionnelles sont en conflit (des tensions surviennent souvent entre les deux types d’obligations). À la place, en l’absence de mauvaise foi, un cas de discrimination prima facie fondé sur la situation familiale peut se présenter lorsque :

  • l’employeur impose un changement dans une condition d’emploi;
  • le changement nuit considérablement à une obligation familiale;
  • l’obligation familiale est importante et seul l’employé peut raisonnablement s’en acquitter de façon pratique.

Des décisions ultérieures calquées sur la démarche adoptée dans l’affaire Campbell River ont démontré qu’il n’est pas facile de satisfaire au critère de l’« atteinte grave » pour conclure à un cas de discrimination prima facie fondé sur la situation familiale. Plus particulièrement, la jurisprudence sous-entend que les responsabilités parentales en question doivent déborder du cadre « habituel » ou « prévu » des obligations parentales et relever plutôt d’une catégorie « extraordinaire ». Cette démarche prévaut en Colombie-Britannique et a été prise en considération par les décideurs en Alberta et en Ontario.

Le critère de « tout effet défavorable »

Le critère de « tout effet défavorable » contraste avec le critère appliqué dans l’affaire Campbell River. Ce critère a été adopté par la Commission canadienne des droits de la personne dans l’affaire Hoyt c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et aussi par la CF.

Selon ce critère, un cas de discrimination prima facie fondé sur la situation familiale sera établi si le plaignant peut démontrer qu’à l’issue d’une mesure prise par l’employeur ou d’un changement touchant les caractéristiques de la situation familiale, un conflit a pris naissance entre ses responsabilités professionnelles et familiales et a un effet défavorable sur quelque obligation parentale, donnant ainsi le droit au plaignant d’obtenir des mesures d’adaptation.

Le compromis?

La démarche relative à l’« atteinte grave » a fait l’objet de vives critiques selon lesquelles elle crée à l’égard de la discrimination fondée sur la situation familiale un critère de seuil plus strict que celui qui s’applique à d’autres motifs interdits de discrimination. Autrement dit, en exigeant qu’il y ait une « atteinte grave » à « un devoir ou une obligation parentale important » avant de conclure à un cas de discrimination prima facie, la protection contre la discrimination fondée sur la situation familiale se trouve diminuée par rapport à d’autres motifs protégés, comme l’invalidité, la religion ou la race.

Le critère de l’« atteinte grave » a aussi été remis en question dans d’autres décisions, notamment dans l’affaire International Brotherhood of Electrical Workers, Local 636 v. Power Stream Inc., selon laquelle il n’y a de discrimination que lorsqu’un changement est apporté à une règle de l’employeur. Il arrive souvent que ce soit un changement touchant les caractéristiques de la situation familiale (p. ex., un divorce, une maladie) qui déclenche un conflit entre une règle de travail existante et des obligations parentales. Le fait qu’une règle existait déjà au moment où un conflit s’est produit ne devrait donc pas trancher la question de la pertinence ou de la nécessité des mesures d’adaptation.

D’autre part, le critère de « tout effet défavorable » a fait l’objet de critiques selon lesquelles sa portée est excessive et qu’il contraindrait indûment les employeurs à accommoder tous les choix de situation familiale des employés qui entraînent des tensions entre les obligations familiales et les responsabilités professionnelles.

Par conséquent, plusieurs décisions ont visé à trouver une démarche qui concilie les deux extrêmes, bien que ce soit d’une manière qui semble imposer une entrave considérable aux obligations parentales importantes.

Par exemple, dans l’affaire Alberta (Solicitor General) v. Alberta Union of Provincial Employees, un groupe d’arbitres ont entendu un grief dans le cadre duquel des changements apportés par l’employeur à des quarts de travail de nuit représentaient de la discrimination fondée sur la situation de famille pour un employé monoparental pour qui il aurait été difficile de trouver des services de garde la nuit pour son enfant. Toutefois, le groupe a conclu que la preuve n’avait pu établir que des solutions raisonnables pour des services de garde n’étaient pas disponibles les nuits où travaillait l’employé. Il n’était pas suffisant que l’employé invoque une interférence entre les obligations professionnelles et parentales. L’employé devait aussi fournir une preuve suffisante que des solutions de rechange raisonnables ne pouvaient être obtenues, mises à part les mesures d’adaptation de l’employeur.

Même si la CF nie qu’elle a semblé privilégier la norme de l’« atteinte grave », sa formulation assortie de réserves dans l’affaire Johnstone porte à croire qu’une démarche mixte est préférable. Le juge Mandamin indique ce qui suit par écrit : [TRADUCTION] « les obligations relatives aux soins des enfants soulevées dans les cas de discrimination alléguée fondée sur la situation familiale doivent porter sur le fond et le plaignant doit avoir essayé de concilier les obligations familiales avec les obligations professionnelles ». Il décrit le critère de seuil applicable comme la question de savoir si [TRADUCTION] « la règle ou la condition relative à l’emploi interfère avec la capacité de l’employé de s’acquitter d’une obligation parentale importante de façon réaliste ».

Il reste à déterminer quelle démarche prévaudra, mais une norme qui a comme condition [TRADUCTION] « une interférence grave avec une obligation parentale importante », sans exiger que le conflit survienne par suite d’une règle ou d’un changement adopté par l’employeur, sera conforme aux décisions récentes et constituerait, à notre avis, une démarche raisonnable et équilibrée pour déterminer s’il y a discrimination fondée sur la situation familiale.

Incidence sur les employeurs

Malgré l’existence de démarches contradictoires pour établir si un cas de discrimination prima facie fondé sur la situation familiale a été établi, la jurisprudence est dans une grande mesure unanime sur le fait que la « situation familiale » inclut non seulement la situation de parent, mais aussi les obligations parentales qui découlent de cette situation, comme l’éducation des enfants.

Même si la jurisprudence concernant la discrimination fondée sur la situation familiale accorde une attention particulière aux soins à donner aux enfants, il y a des analogies naturelles pouvant s’étendre à d’autres relations de dépendance pouvant exister dans la cellule familiale, notamment les soins aux aînés. La création d’une variété de congés avec protection de l’emploi dans la législation sur les normes du travail dans tout le pays indique que ces questions sont prioritaires pour les Canadiens.

Enfin, même si la jurisprudence continue de se développer, il reste que toutes les parties doivent tenter de bonne foi d’en arriver à des mesures d’adaptation. Les faits, tels qu’ils sont relatés dans l’affaire Johnstone, indiquent que l’employeur n’a pas cherché une solution raisonnable pour son employée. L’obligation de l’employeur d’accommoder un employé exige un examen des faits et circonstances propres à chaque situation, mais les employeurs seraient bien avisés d’être à l’écoute des problèmes des employés et de discuter d’options souples lorsque les obligations professionnelles ont une incidence défavorable grave sur les obligations familiales de l’employé. De même, les mesures d’adaptation continuent d’être réciproques : les employés aussi ont l’obligation de chercher des solutions raisonnables à un conflit.

Finalement, il ne faut pas oublier que dans de nombreux cas, les mesures d’adaptation adoptées (il peut s’agir de congés, d’un réaménagement des heures de travail ou de la rémunération) peuvent être seulement temporaires et elles pourraient jouer un rôle important dans la création et le maintien d’une bonne volonté au sein de l’effectif. Ces facteurs, en plus des besoins de votre organisation sur le plan de l’exploitation, devraient être pris en considération lorsque vous choisissez la meilleure voie à suivre pour votre entreprise.

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