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La Cour d’appel de l’Ontario reconnaît une cause d’action pour atteinte à la vie privée : Jones v. Tsige

Contexte

Nous nous sommes intéressés à cette affaire, l’automne dernier, dans le cadre de notre présentation sur la protection des renseignements personnels. La Cour d’appel de l’Ontario a toutefois infirmé la décision de première instance la semaine dernière et nous souhaitions porter cette affaire importante à votre attention.

L’affaire Jones v. Tsige1 a été portée en appel à la suite d’une décision accordant un jugement sommaire et rejetant une requête en dommages-intérêts. Le juge de première instance avait soutenu que l’Ontario ne reconnaissait pas une cause d’action pour atteinte à la vie privée2.

L’intimée, Mme Tsige, employée de la Banque de Montréal, avait consulté les dossiers financiers de l’appelante, Mme Jones, également employée de la même banque, environ 174 fois pendant une période de quatre ans. Bien qu’elle ait pris connaissance de cette information, Mme Tsige n’a pas publié, distribué ni enregistré ladite information. Mme Tsige ne consultait pas ces dossiers pour des raisons liées à son travail ou à son emploi. Elle a par la suite admis qu’elle examinait ces renseignements pour savoir si son conjoint de fait versait ou avait versé une pension alimentaire à Mme Jones, qui était son ancienne épouse. La banque a pris des mesures disciplinaires contre Mme Tsige pour ses actes3.

La décision

La Cour d’appel a reconnu que la question de l’existence d’un délit d’atteinte à la vie privée en common law faisait l’objet d’un débat depuis 120 ans et elle a décidé de régler le débat. Après avoir examiné attentivement les lois canadiennes ainsi que la jurisprudence des États-Unis et du Commonwealth, le tribunal a jugé qu’il était pertinent de [traduction] « confirmer l’existence d’un droit d’action pour intrusion dans l’intimité » ou d’une action en common law pour atteinte à la vie privée.

La Cour d’appel a présenté trois justifications pour soutenir sa décision. D’abord, la jurisprudence soutient l’existence d’une telle cause d’action. Ensuite, l’évolution de la technologie a donné lieu à [traduction] « des changements énormes dans la façon dont nous communiquons et dans notre capacité à recueillir, à enregistrer et à extraire l’information ». Enfin, le tribunal jugeait qu’on lui présentait des faits devant lesquels il fallait absolument agir4.

Éléments de la cause d’action

La Cour d’appel a adopté les éléments de la Restatement (Second) of Torts (2010) des États-Unis, qui énonce que :

  • la conduite du défendeur doit être intentionnelle, ce qui comprend la témérité;
  • l’atteinte doit viser les affaires ou les préoccupations personnelles du demandeur, sans justification légale;
  • une personne raisonnable considèrerait l’atteinte comme une offense grave, propre à causer de la détresse, de l’humiliation ou de l’angoisse, mais la preuve du préjudice envers un intérêt reconnu n’est pas un élément de la cause d’action5.

Restrictions

La Cour d’appel a noté certaines restrictions importantes :

  • Une requête pour intrusion dans l’intimité n’est valide que pour des atteintes à la vie privée délibérées et importantes6. Les requêtes de personnes sensibles ou qui sont préoccupées de façon exceptionnelle par le respect de leur vie privée sont exclues7.
  • Seules sont considérées les atteintes visant les dossiers financiers ou de santé, les pratiques et orientations sexuelles, l’emploi, la correspondance intime ou privée qui peuvent être décrites objectivement par une personne raisonnable comme une offense grave8.
  • Les requêtes en matière de respect de la vie privée peuvent donner lieu à des requêtes concurrentes, portant par exemple sur la liberté d’expression et de la presse. Dans de tels cas, la protection de la vie privée doit être conciliée avec ces requêtes concurrentes et parfois même céder devant ces requêtes9.

Dommages-intérêts

La Cour d’appel est d’avis que la preuve d’une perte réelle n’est pas un élément de la cause d’action pour intrusion dans l’intimité et que, dans une affaire comme celle devant le tribunal où il n’y a pas eu de perte réelle, les dommages-intérêts ne peuvent être que symboliques ou « moraux »10. De plus, des dommages-intérêts majorés ou punitifs pourraient être appropriés dans des situations exceptionnelles11.

Quant au montant des dommages-intérêts, le tribunal est d’avis que la somme de 20 000 $ constitue un plafond approprié et a adopté les lignes directrices suivantes tirées de la Loi sur la protection de la vie privée du Manitoba pour évaluer les dommages-intérêts :

  1. la nature, l’incidence et le moment des actes fautifs du défendeur;
  2. l’effet de la faute sur la santé et le bien-être du demandeur ainsi que sur sa position sociale, commerciale ou financière;
  3. la relation, conjugale ou autre, entre les parties;
  4. la détresse, la nuisance ou l’humiliation subie par le demandeur du fait de la faute;
  5. la conduite des parties, avant et après la faute, y compris les excuses ou une offre de faire amende honorable du défendeur 12.

La Cour d’appel a jugé que l’affaire en cause se trouvait au milieu de la fourchette et a évalué les dommages-intérêts à 10 000 $13.

Incidence de la décision

Si la Cour suprême du Canada n’accorde pas une autorisation d’appel, cette affaire déterminera probablement qu’une requête en common law pour intrusion dans l’intimité ou qu’une faute pour atteinte à la vie privée est possible et qu’elle peut donner matière à des poursuites.

Même si la fourchette des dommages-intérêts est peu importante, cette affaire facilitera les recours collectifs portant sur l’atteinte à la vie privée.

Cette affaire ne semble pas imposer un plafond pour tous les dossiers d’atteinte à la vie privée, mais elle ouvre la porte à la possibilité que les dommages-intérêts augmentent s’il est possible de prouver un dommage réel.

Il est intéressant de noter que la Cour d’appel a accepté la classification des atteintes à la vie privée établie par le professeur William L. Prosser, qui définit quatre catégories de fautes, soit :

  1. l’intrusion dans l’intimité ou la solitude du demandeur ou dans ses affaires privées;
  2. le fait de rendre publics des faits privés embarrassants sur le demandeur;
  3. la publicité qui met le demandeur sous les projecteurs pour des raisons fautives;
  4. l’appropriation, pour le bénéfice du défendeur, du nom ou de l’apparence du demandeur.

Le tribunal s’est concentré avec raison sur la première catégorie, puisqu’il s’agissait de la seule qui s’appliquait aux faits de cette affaire. À la lumière de faits différents, la Cour d’appel pourrait toutefois être amenée à envisager la création d’autres catégories de fautes pour atteinte à la vie privée lorsque cela est pertinent14.

Cette décision ne fait pas qu’admettre la possibilité de poursuites contre des personnes pour des allégations d’atteinte à la vie privée. Elle augmente le risque de recours collectifs pour atteinte à la vie privée. Comment les organisations pourront-elles se protéger? Il est important qu’elles s’assurent d’obtenir le consentement des personnes avant de recueillir, d’utiliser et de partager leurs renseignements personnels afin d’être en mesure de se défendre dans le cadre de telles poursuites. Pour réduire la possibilité que leurs employés aient illégalement accès à des renseignements personnels qu'elles recueillent, les organisations devraient fournir à leurs employés une formation continue et régulière sur l’importance du respect de leurs politiques en matière de vie privée.


12012 ONCA 32 (disponible en anglais seulement)

2 Par. 3

3 Par. 4 à 7

4 Par. 66 à 69

Par. 70

6 Par. 71

7 Par. 72

8 Par. 72

9 Par. 73

10 Par. 74 à 76

11 Par. 88

12 Par. 87

13 Par. 87 et 91

14 Par. 16 à 21