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Consommation d’alcool et fatigue chez les employés occupant des postes à risque : des décisions récentes font état d’une nouvelle tendance

L’affaire Poudres Métalliques

Le 18 juillet dernier, l’arbitre Carol Jobin rendait une décision dans l’affaire Poudres métalliques. Cette décision autorise les employeurs à appliquer une politique de tolérance zéro quant à la consommation d’alcool par des employés occupant des postes à risque, d’une part, et reconnaît d’autre part la fatigue comme un élément susceptible d’affaiblir les facultés.

L’employeur met en vigueur une nouvelle politique sur les facultés affaiblies, laquelle prévoit notamment un seuil de tolérance de zéro relativement à la consommation d’alcool et inclut l’état de fatigue au nombre des éléments pouvant affecter les facultés. La politique sur les facultés affaiblies (PFA) comprend trois documents, soit la politique elle-même, un document d’application de cette politique et enfin, un document intitulé Grille d’identification des signes objectifs de facultés affaiblies (Grille). En vertu de la PFA, un gestionnaire peut, lorsqu’il observe qu’un employé présente l’un des signes contenus à la Grille, référer cet employé au Service de santé de l’entreprise afin qu’on lui fasse subir un test de dépistage de drogue ou d’alcool. La PFA définit l’expression « avoir les facultés affaiblies » comme étant « un état qui rend l’employé incapable d’effectuer son travail de manière sécuritaire et/ou productive ou dans un état mental ou physique qui représente un danger pour la santé, la sécurité de toutes personnes ou du lieu de travail. »

Essentiellement, le syndicat conteste la Grille et son contenu, notamment le lien qui y est fait entre un résultat positif et le fait d’avoir les facultés affaiblies, la concentration seuil d’alcool qui y est établie à zéro et la reconnaissance de la fatigue comme un élément susceptible d’affaiblir les facultés.

Il est important de noter que les parties reconnaissent de part et d’autre que tous les postes syndiqués qui sont occupés au sein de l’entreprise constituent des postes à risque.

Décision du tribunal d’arbitrage

Au terme d’une analyse complète de la preuve présentée par les deux parties, l’arbitre Jobin rend une décision étoffée de 136 pages, par laquelle il fait ressortir le point suivant :

D’abord, en ce qui concerne l’analyse globale du test applicable en matière de politique sur les facultés affaiblies, l’arbitre fait remarquer que la jurisprudence arbitrale québécoise intègre le « modèle canadien », et que rien ne s’y oppose dans l’application du test de l’article 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne (C.d.l.p.), soit celui de l’atteinte minimale légitime à un droit fondamental, en fonction du but poursuivi. En vertu du modèle canadien, développé dans la décision Canadian National Railway Co. and C.A.W.1, la validité d’un test de dépistage s’évalue en fonction d’un exercice de pondération des intérêts. L’arbitre, s’appuyant notamment sur la décision Shell2, conclut que l’application du modèle canadien n’est pas contraire au test de l’article 9.1 de la C.d.l.p.

Appliquant ce test aux points litigieux, l’arbitre en arrive aux conclusions suivantes :

La Grille

Les signes auxquels on réfère dans la Grille ont été répertoriés à la suite des recommandations du témoin expert de l’employeur et d’après la documentation médicale en matière d’usage de drogues et d’alcool. Bien qu’elle ne soit pas exhaustive, cette grille permet néanmoins de définir clairement la notion de soupçon raisonnable en vertu duquel un superviseur demandera à un employé de subir un test de dépistage. Elle favorise une compréhension commune du superviseur et de l’employé quant au genre d’indicateurs qui motivent le soupçon raisonnable. La Grille réduit également le risque de prises de décisions arbitraires ou sans balises et contribue à définir clairement la notion de soupçon raisonnable. Ainsi, les observations du supérieur doivent être vérifiées par le professionnel de la santé qui décidera si, dans les faits, il y suffisamment de soupçons raisonnables pour administrer le test de dépistage.

L’arbitre estime qu’il y a bel et bien un danger d’arbitraire à pouvoir exiger un test de dépistage sur la base unique d’un seul signe constaté, mais considère ce risque réduit par le fait que le superviseur a préalablement reçu une formation et qu’une vérification des ses observations sera effectuée par le Service de santé. L’arbitre estime donc que d’exiger l’observation de plus d’un signe ne servira pas le but recherché.

Quant à l’appréciation des signes, l’arbitre souligne qu’une fois les observations effectuées par le superviseur, il revient au professionnel du service de santé d’évaluer à nouveau ces signes pour ensuite décider s’il y a lieu de procéder à un test de dépistage. Par conséquent, le fait que le superviseur observe des signes de la Grille n’entraîne pas automatiquement un test de dépistage pour le salarié. L’arbitre conclut que le rôle exercé par le professionnel de la santé est rationnellement lié à l’objectif de protéger la santé et la sécurité. Ainsi, malgré le fait qu’il y ait intrusion dans la vie privée du salarié, il s’agit d’une atteinte minimale, compte tenu de l’encadrement du test, et du fait que l’administration de ce test est fondée non pas sur un automatisme, mais sur un jugement clinique exercé par une personne habilitée qui aura suivi une procédure comprenant un examen préalable.

Lien entre un résultat positif et les facultés affaiblies

Il convient de rappeler qu’alors qu’un test de dépistage d’alcool permet d’établir si les facultés sont affaiblies au moment du test, un résultat positif à un test de dépistage de drogues signifie simplement que l’employé a consommé de la drogue depuis un certain laps de temps, sans que ne soit mesuré le degré d’affaiblissement des capacités, en raison du fait, notamment, que des traces de certaines drogues demeurent présentes dans l’organisme longtemps après l’absorption. Dans la présente affaire, le syndicat soutient que la notion de résultat positif crée une fiction ou une présomption irréfragable de facultés affaiblies dans des circonstances où il n’y aurait eu que consommation passée mais sans intoxication au moment du test. Reprenant la théorie jurisprudentielle du « drapeau rouge », l’arbitre Jobin conclut que le résultat positif à un test de dépistage de drogues, combiné à la constatation de signes objectifs de facultés affaiblies, bien que ne permettant pas de conclure que le salarié a les facultés affaiblies au moment du test, remplit néanmoins la condition de rationalité par rapport à l’objectif de procurer un milieu de travail respectant la santé et la sécurité des personnes. L’employeur est ainsi justifié d’appliquer les mesures prévues en cas de test positif.

La concentration seuil à zéro pour l’alcool

S’appuyant sur la preuve d’expert présentée par l’employeur, l’arbitre établit un parallèle entre les modifications apportées au Code de la sécurité routière qui seront bientôt en vigueur, lesquelles interdisent de conduire, d’avoir la garde ou le contrôle d’un autobus, d’un minibus ou d’un taxi lorsqu’il y a présence d’alcool dans l’organisme, et aux termes desquelles la norme est réduite à zéro dans ces circonstances. Tenant compte du fait que le travail est effectué dans un poste à risque, l’arbitre conclut qu’il est raisonnable d’exiger qu’il y ait absence d’alcool dans l’organisme de l’employé qui occupe ce poste.

La fatigue comme cause de facultés affaiblies

S’appuyant sur la preuve scientifique et médicale à l’effet que la fatigue peut affaiblir les facultés, et qu’il est généralement reconnu qu’un employeur peut retirer du travail un salarié qui n’est pas en état de fournir adéquatement sa prestation et/ou qui présente des risques au plan de la santé ou de la sécurité, l’arbitre conclut qu’il est pertinent et légitime de considérer la fatigue comme une cause de facultés affaiblies.

La reprise du travail en cas de résultat négatif

La politique de l’employeur prévoit qu’en cas de résultat négatif à un test de dépistage, il y aura reprise du travail, à moins qu’il ne soit démontré que l’employé n’est pas en mesure de le faire. Le syndicat conteste cette disposition. Aux yeux de l’employeur, un travailleur qui obtient un résultat négatif mais qui présente néanmoins des facultés affaiblies, que ce soit à cause de la fatigue, d’une maladie ou de la prise de médicaments, représente un danger. L’arbitre donne raison à l’employeur en soulignant que la fatigue, l’effet de médicaments, la maladie et autres facteurs peuvent causer des facultés affaiblies. Par le fait même, il est pertinent, raisonnable et légitime de prévoir leur incidence sur la capacité de reprendre le travail, même en présence d’un résultat négatif à un test de dépistage,

La décision Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 et Les pâtes et papier Irving Limitée3

La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a, pour sa part, rendu une décision le 7 juillet dernier, par laquelle se confirme un certain courant arbitral à l’effet que les tests aléatoires de dépistage d’alcool en milieu de travail sont justifiés dès que l’employeur établit que les activités qui s’y déroulent comportent des risques.

Dans cette affaire, l’employeur avait adopté, en 2006, une politique obligeant notamment les employés qui occupaient un poste critique pour la sécurité à se soumettre à des tests aléatoires de dépistage d’alcool au moyen d’un alcootest. Le caractère aléatoire des tests était assuré par le fait qu’un ordinateur situé à l’extérieur de l’usine « choisissait », au cours d’une période de 12 mois, 10 pour cent des employés dont le nom figurait à la liste des personnes occupant ces postes critiques. Un grief de principe a été déposé après qu’un employé ait été soumis à ce test et obtenu un taux d’alcoolémie de zéro.

Le conseil d’arbitrage a rendu une décision à l’effet que, pour justifier les tests aléatoires de dépistage d’alcool, l’employeur devait soit établir que le milieu de travail était ultra-dangereux, faisant une distinction avec un milieu dangereux, ou que, s’agissant d’un milieu dangereux, il existait des preuves suffisantes pour établir l’existence d’incidents imputables à l’alcool sur le lieu de travail. Une requête en révision a par la suite été accueillie par la Cour du Banc de la Reine, annulant la décision arbitral. Le juge conclut qu’il n’y a pas lieu d’établir une distinction entre un milieu dangereux et un milieu ultra-dangereux et partant, dès lors qu’il est établi que le milieu de travail est dangereux, l’employeur n’a pas à mettre en preuve l’existence d’antécédents d’accidents.

La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick confirme cette position et statue que les employés occupant des postes critiques pour la sécurité peuvent se voir administrer des tests aléatoires de dépistage d’alcool. La Cour établit la nette distinction à faire entre les tests de dépistage d’alcool et les tests de dépistage de drogues, ces derniers ne permettant pas de mesurer le degré d’affaiblissement des facultés au moment du test. Après avoir fait une large revue de la jurisprudence arbitrale pertinente, la Cour souligne le manque de cohérence des décisions arbitrales rendues au pays relativement à cette question et considère qu’il est important d’apporter une solution favorisant la certitude du droit. La Cour conclut que la démarche axée sur la mise en balance des intérêts, qui a été adoptée dans la jurisprudence arbitrale et qui est appliquée dans le contexte des tests obligatoires et aléatoires de dépistage d’alcool, doit être approuvée. Ainsi, considérant la balance des intérêts, la preuve d’un problème d’alcool existant dans le lieu de travail est inutile dès lors que le milieu de travail est classé dans la catégorie des milieux dangereux par nature. L’usine dont il est ici question constituant un tel milieu, les tests de dépistage d’alcool aléatoires sont justifiés.

Conseils pour les employeurs

Prononcées récemment, ces deux décisions permettent de faire une synthèse de la jurisprudence arbitrale canadienne quant aux principaux points qui sont soulevés lorsque la validité d’une politique sur les facultés affaiblies est débattue. Alors qu’historiquement, la jurisprudence témoigne d’une certaine réticence à l’égard des tests de dépistage de drogue et d’alcool dans un lieu de travail, les décisions plus récentes témoignent plutôt d’une ouverture beaucoup plus grande à cet égard. Suivant la décision Poudres métalliques, les employeurs dont l’entreprise implique des postes à risque peuvent désormais inclure la fatigue au nombre des facteurs pouvant induire des facultés affaiblies et abaisser le seuil acceptable de consommation d’alcool à zéro. La décision Irving Limitée, prononcée au Nouveau-Brunswick, constitue pour sa part une voie ouverte aux tests aléatoires de dépistage d’alcool.


1Canadian National Railway Co. and C.A.W, 2000 CLB 12141, 95 L.A.C. (4th) 341, July 18, 2000, Michael G. Picher, Arbitrator.

2Shell Canada ltée et Travailleurs unis du pétrole du Canada, section locale 121 du SCEP, AZ-50589632, T.A. 2 décembre 2009, Jean-Pierre Lussier, arbitre.

32011 NBCA 58.