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Antrim Truck Centre Ltd c. Ontario (Transports) : Lorsque la valeur d’un relais routier devient une charge d’infrastructure publique

Antrim Truck Centre Ltd. (Antrim) exploite un relais routier en bordure de l’autoroute 17 depuis 26 ans. En 2004, la province construit une nouvelle autoroute et modifie définitivement l’autoroute 17. Les usagers de la route n’ayant plus accès au relais routier, l’entreprise subit une perte commerciale et une diminution permanente de la valeur marchande de son bien-fonds. Antrim réclame à la province des dommages-intérêts en vertu du principe juridique de l’« effet préjudiciable », et la Cour suprême les lui a accordés1 confirmant une décision de la Commission des affaires municipales de l’Ontario qui avait accordé à Antrim des dommages-intérêts de 393 000 $.

La Cour suprême du Canada (Cour) établit un cadre juridique pour les réclamations fondées sur l’effet préjudiciable et la nuisance résultant de l’activité d’une autorité publique. Il ressort clairement des lignes directrices que l’attribution ou non de dommages-intérêts est une question de fait. Positivement, la décision confirme que toutes les atteintes ne donneront pas nécessairement ouverture à une action en dommages-intérêts; il n’y a pas lieu de craindre une avalanche de poursuites. En revanche, les principes sont intentionnellement généraux pour couvrir chaque circonstance pouvant survenir dans le cadre de projets publics. Sauf dans des cas extrêmes – lorsque l’atteinte a causé, selon les propos de la Cour, « un préjudice important et permanent » – il pourrait être difficile de prévoir par ailleurs la portée de l’arrêt Antrim, notamment lorsque des dommages-intérêts pour atteinte devront être comptabilisés dans les coûts d’un projet public.

Le cadre juridique

En vertu de la Loi sur l’expropriation, L.R.O., 1990, ch. E.26, une indemnité sera versée si les trois exigences suivantes sont satisfaites :

  1. les dommages doivent résulter d’une mesure autorisée aux termes d’une loi;
  2. la mesure engagerait la responsabilité si elle n’était pas autorisée aux termes de cette loi;
  3. les dommages doivent résulter de la construction et non de l’utilisation des ouvrages.

La décision insiste particulièrement sur la deuxième condition.

Le « droit d’action » contre la conduite d’une autorité publique est une affaire de droit en matière de nuisance privée. Une réclamation en dommages-intérêts pour nuisance privée doit être fondée sur une atteinte importante et déraisonnable à l’utilisation et à la jouissance d’un bien-fonds. Mais qu’est-ce que cela signifie?

L’équilibre entre les « concessions mutuelles » et un fardeau disproportionné

La Cour s’est abstenue d’établir quelque indication ou seuil d’atteinte importante, qui est clairement une question de fait, et a plutôt simplement confirmé que l’atteinte doit être « non négligeable ».

L’évaluation du caractère déraisonnable est une affaire de balance entre la gravité de l’atteinte et l’utilité de la conduite de l’autorité publique. Pour être équitable, toutefois, l’utilité publique d’un projet n’obtient pas une pondération spéciale ni même une pondération égale. La Cour a retenu que d’établir un équilibre entre l’intérêt public et le préjudice individuel, sans envisager tous les facteurs pertinents, ferait toujours pencher la balance en faveur de l’intérêt public. C’est pourquoi l’utilité publique des mesures de la province ne constitue pas, en soi, une réponse à l’appréciation du caractère raisonnable. Pour établir le « caractère raisonnable », il faut se demander si un simple citoyen doit porter le poids de l’atteinte, et non pas s’il était raisonnable d’entreprendre l’ouvrage :

Si [la mesure d’une autorité publique] est simplement mise en balance avec l’intérêt privé, elle l’emportera généralement, même sur des atteintes très importantes au bien-fonds du demandeur. Ce genre de simple mise en balance de l’utilité publique et du préjudice privé contrecarre l’objectif d’accorder une indemnité pour effet préjudiciable. Cet objectif vise à garantir que des membres du public n’aient pas à supporter, à titre individuel, une part disproportionnée du prix à payer pour servir l’intérêt public. Cet objectif est toutefois atteint si l’analyse du caractère raisonnable de l’atteinte se concentre sur la question de savoir s’il est raisonnable pour l’individu de subir l’atteinte sans indemnité, et non s’il est raisonnable pour l’autorité légalement compétente de réaliser l’ouvrage. Bref, il s’agit de savoir si les dommages découlant de l’atteinte devraient être considérés à bon droit comme un coût « d’exploitation du système » que devrait donc supporter le public en général, ou comme le type d’atteinte que devraient accepter les individus comme partie du prix à payer pour vivre en société organisée2.

La Cour a établi la distinction entre « d’une part, les atteintes qui constituent les « concessions mutuelles » auxquelles on s’attend de tous et, d’autre part, les atteintes qui imposent aux particuliers un fardeau disproportionné »3.

Bien entendu, les atteintes substantielles découlant d’un ouvrage public ne seront pas toutes déraisonnables. La Cour souligne que l’on doit apprécier le caractère déraisonnable d’une atteinte en fonction de sa gravité, des particularités du voisinage, de sa durée et de la sensibilité du demandeur, autant de facteurs pouvant nous amener à conclure que l’atteinte n’est rien d’autre que la juste part du demandeur dans les coûts associés à l’offre d’un bien public. Les efforts de l’autorité publique visant à réduire l’incidence de ses ouvrages sur le voisinage sont aussi des facteurs importants. Ces efforts entrent en ligne de compte et doivent être entrepris.

En l’espèce, la Cour a ordonné l’indemnisation au motif que la construction de l’autoroute provinciale fermait effectivement la route en bordure de laquelle le relais routier du demandeur était situé. L’atteinte était manifestement importante et déraisonnable parce qu’elle annonçait la ruine de l’entreprise d’Antrim et la dépréciation définitive de la valeur marchande de son bien-fonds. Dans le cadre d’atteintes moins lourdes, les lignes directrices ne permettront pas de conclure avec autant de certitude au droit à des dommages-intérêts.


1Antrim Truck Centre Ltd. c. Ontario (Transports), 2013 CSC 13
2Antrim, supra, par. 38
3Antrim, supra, par. 39

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